Inès Mélia, l’artiste tendance qui célèbre la beauté de l’ordinaire – Vanity Fair France

Cela commence par des excuses : « Je suis trop désolée pour le quiproquo d’hier. » Elle me tend un sachet d’encens et une tablette de chocolat en guise de réparation. Bon, tout est pardonné. Un mot d’explication : nous devions nous retrouver la veille au Café du coin, mais il en existe deux sous ce nom à Paris. Arrivée à l’adresse qu’elle m’avait indiquée, je ne l’ai pas aperçue parmi les habitués attablés au comptoir. Le Café du coin auquel elle pensait est un restaurant convivial à deux pas de l’Atelier des lumières, dans le 11e arrondissement de Paris. « C’est ma cantine, précise-t-elle. On y mange bien, le personnel est super sympa. » Son regard gris balaie les murs. « J’adore les couleurs, l’association du Formica, du rose, du rouge avec ce vert et ce jaune, un peu délavés. »
Aucun détail du décor n’échappe à son œil d’artiste. Comment qualifier son travail ? « Même moi, je n’arrive pas à le définir », sourit-elle. DJ, sound designer, dessinatrice, peintre, céramiste, photographe, sculptrice… Sous ses mains habiles, les couvertures de vieux livres abandonnés dans la rue deviennent d’élégantes boîtes à mouchoirs, quand les fromages les moins ragoûtants se transforment en chandeliers. Elle ne parle d’ailleurs pas de techniques artistiques mais de « champs d’exploration ». Sa dernière obsession ? Les affiches lacérées dans le métro. « J’ai eu un déclic en descendant de la ligne 9, se souvient-elle en commandant un verre de vin orange. Toutes ces images m’ont fait penser à du Jacques Villeglé, période années 1960, ou du Mimmo Rotella. » Inès Mélia aborde ses références avec un naturel désarmant. Pour citer Georges Perec, cette fois, elle n’aime rien tant que « l’infra-ordinaire ». Au point d’être retournée dans le métro, seau de peinture à la main, pour écrire des phrases sur les affiches déchirées. « Did you get home safe ? », par exemple.
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Quelques graffitis plus tard, Inès Mélia ouvrait un nouveau chapitre dans sa carrière. « J’ai loué un atelier à Asnières, pour coller les affiches que je glane et peindre dessus », m’explique-t-elle, avec l’intention d’en faire une exposition. Son premier solo show remonte à l’année dernière, dans une galerie parisienne. Elle s’était frottée à l’œuvre de Marcel Proust en réinterprétant le cinquième tome de La Recherche, comme disent les Proustiens : La Prisonnière. Les pages du roman sont marouflées sur de grandes toiles de couleur vive, les livres sont alignés, le titre est gravé sur des œufs. Il se murmure que ces œuvres pourraient bientôt être exposées à Cabourg, où le romancier passait ses étés.
Le travail en atelier est une grande nouveauté pour Inès Mélia. À l’entendre, elle ne compte pas se professionnaliser. « J’aime l’idée d’amateurisme, rectifie-t-elle. Créer à partir de ce que j’ai sous la main, sans trop d’outils. » Un peu la fleur au fusil, avoue-t-elle, bien consciente d’appartenir à cette génération d’artistes que le confinement a inspirés malgré eux. Exemple : son travail sur les fromages. En observant certaines croûtes molles dépérir dans le frigo, elle s’est dit qu’il fallait faire quelque chose de cette matière « assez inexploitée dans l’histoire de l’art ». En deux temps trois mouvements, des bougeoirs en fromage prennent forme. Et toute sa vision change : « C’était magique. Je voyais un verre traîner et je visualisais déjà la sculpture que je ferais avec. »
Beaux-Arts en chambre
La serveuse présente la carte. Nous arrêtons notre choix sur le merlu. Il y aura un peu d’attente, nous prévient-on. Aucun problème, quand elle est lancée, Inès Mélia ne s’arrête plus. Comment est née son obsession pour les « petits riens » ? Elle se plaît à dire qu’elle a fait « les Beaux-Arts dans sa chambre », à défaut d’en avoir suivi le cursus. Enfant, elle ne jurait que par la lecture et les arts plastiques. Elle a pourtant été élevée dans un milieu « terrien » dans le Sud, près d’Avignon. Ses parents, vignerons, ont dû se rendre à l’évidence : la petite Inès était timide, presque mutique, et ne s’exprimait qu’en dessin. Sa mère la traîne alors à des cours d’art. Elle y prend goût. À 13 ans, elle tombe amoureuse d’un garçon dont la mère est peintre. « Je crois que je l’ai aimé autant que sa maman », plaisante-t-elle. Elle se souvient encore de l’agencement des pièces, de l’odeur de l’atelier. Trois ans plus tard, l’une de ses enseignantes repère son talent, lui commande une œuvre et la rétribue en livres. Pas n’importe lesquels : ils racontent la vie de Kandinsky, de Van Gogh… Elle en est encore émue : « Cette première commande est une mythologie fondatrice dans ma vie. »
Deux assiettes de merlu arrivent. Elle s’émerveille à voix basse : « Oh, c’est joli. » Le vert des choux de Bruxelles, la couleur orange de la sauce rouille, l’alignement des grenailles et du poisson pourraient ressembler à l’une de ses compositions. « J’ai toujours été sensible à cette beauté ordinaire, à la Chantal Akerman, poursuit-elle. Mais à Avignon, ma seule fenêtre sur l’art contemporain était la Collection Lambert. » La boucle est bouclée : c’est aujourd’hui dans l’espace d’exposition de la librairie Yvon Lambert qu’elle présente ses travaux.
À 18 ans, bac en poche, elle quitte le foyer familial pour intégrer une école de commerce de l’art. Entre deux bouchées de choux de Bruxelles, elle énumère son « rejet total de la campagne », la nature qui l’ennuie et l’urgence de « se barrer au plus vite ». À Paris, elle devient noctambule, un peu par plaisir, pas mal par obligation : « J’ai mixé dans tous les clubs de la capitale pour subvenir à mes besoins », précise-t-elle sans nostalgie. Elle qui se rêvait commissaire-priseuse devient une DJ en vogue. Une résidence de trois ans au Silencio, des mix au Baron et aux Bains… Elle n’en garde pas de radieux souvenirs : « C’était répétitif, il y avait comme un déodorant sonore entre moi et les gens. »
Chaîne à l’oreille
Un dessert peut-être ? Ce sera juste « deux petits caf’ ». Elle reprend : « On fantasme beaucoup sur le monde de la nuit mais je me sentais assez seule. On ne m’approchait pas, à part quelques personnes bourrées insupportables. J’étais spectatrice de l’éclate des fêtards. » Elle se constitue tout de même un intéressant réseau, notamment dans la mode. À côté de ça, ses premiers stages en commerce de l’art la font déchanter. Elle trouve l’univers « poussiéreux » et « assez macho ». Par chance, le monde de la fashion commence à entrouvrir ses portes. Elle devient amie de plusieurs maisons et marques. Chloé, Sessùn ou encore Cartier s’arrachent son air froid et mutin, sa blondeur et ses sourcils marqués. En février, elle signait encore l’ambiance sonore d’une présentation Hermès.
On la décrit comme la Parisienne par excellence, et ça l’amuse. « J’en ai joué, au début, parce que ça ouvrait des portes, dit-elle en triturant la courte chaîne argentée suspendue à sa boucle d’oreille droite. J’ai eu la chance d’être identifiée mais ça me gênerait qu’on me pense snob ou blasée. » La suite de sa carrière ? Jusqu’à présent, le travail d’Inès Mélia n’est pas représenté par une galerie. Mais elle ne l’exclut pas, à condition de « bien faire les choses » : « Je vois ça comme un mariage, il ne faut pas se planter. » La galerie idéale ? « Celle qui m’épaule, qui infuse de la légèreté et encourage les pas de côté », sourit-elle. Elle avale son espresso d’une gorgée. Une dernière réflexion, comme un manifeste : « L’humour n’est pas assez pris au sérieux. » Le titre de sa prochaine exposition ?
Vous avez dit wabi-sabi ? Inès Mélia s’inspire de cette philosophie japonaise pour créer. Et en fervente adepte du tsundoku, elle empile les livres jusqu’à créer des totems. Sous l’ère Meiji, il n’y avait rien de plus élitiste que ces colonnes de lilvres jamais lus. Pour les tranches et les reliures, elle prend aussi exemple sur les travaux de l’architecte Ettore Sottsass. Résultat : sur Instagram et dans les galeries, la tendance cartonne.