Rencontre avec Marion Delespierre, championne du monde d’ultra … – ELLE France

La Diagonale des fous. C’est vrai qu’il faut l’être un peu pour tenter l’aventure. Pas vraiment une ligne droite, mais 170 kilomètres de course et un peu moins de 10 000 mètres de dénivelé. Une traversée de l’île de La Réunion en mode baroudeur-fonceur. Nuit et jour. À la seule force de ses jambes. Et de son mental. Marion Delespierre a mis 32 heures 5 minutes et 19 secondes à la parcourir en 2019. Elle aurait pu terminer première, si un coup de bambou ne l’avait pas assommée à la sortie du cirque de Mafate, au sommet du Maïdo, à plus de 2 200 mètres d’altitude.
« Je courais depuis presque 19 heures, j’étais jusque-là dans une belle énergie, mais j’ai ressenti une grande fatigue qui m’a refroidie. J’avais la nausée, rien ne passait pour pouvoir reprendre des forces, raconte la sportive, attablée à la terrasse d’un café de Lyon. On m’a mis un duvet sur le dos. C’est là que j’ai vu l’Américaine derrière moi, à la deuxième place, me dépasser. » Après cinq à dix minutes de pause, elle est repartie. « De toute façon, l’abandon n’était pas une option. Dans ces moments-là, il faut relancer le corps, comme quand on se lève le matin un peu ankylosé. L’ultra-trail, c’est ça : il est quasi impossible d’être en aisance physique et mentale du début à la fin. On passe forcément par des phases où le corps freine, où il va vouloir se reposer, dormir la nuit au lieu de courir. Et c’est là que la tête intervient. Afin de prendre le dessus sur ces sensations. C’est pour ça qu’il faut se donner des objectifs modestes et fractionnés : arriver au sommet de ce col, penser au prochain ravitaillement et, surtout, ne pas se projeter sur la ligne d’arrivée. »
Sensations fortes
Cette année-là, elle finit deuxième, le corps exsangue : « La course se termine par une grande descente, celle du Colorado, j’avais tellement de casse musculaire, tellement mal aux cuisses, que je l’ai faite en marche arrière. Le jour se levait. Il était 5 h du matin. J’étais exténuée, mais si fière. La nuit qui a suivi, je n’ai pas dormi. Il y avait cette excitation d’avoir réussi, mais aussi les douleurs dans tout le corps. Et puis le dérèglement hormonal, avec la production d’endorphines et de cortisol qui se détraque. »
Dépassement de soi, voyage aux limites de son propre corps, besoin de s’éprouver jusqu’à l’extase ou l’épuisement, que se passe-t-il dans la tête de ces fous de course nature, de plus en plus nombreux ? À la Réunion, la participation est limitée à 3 000 candidats (parmi lesquelles de plus en plus de candidates), et chaque année il en reste sur le bord du piton de la Fournaise, qui retenteront leur chance plus tard. Il faut dire que la course réunionnaise fait partie de la Sainte Trinité du trail XXL, avec le Marathon des sables dans le désert marocain (250 kilomètres) et l’Ultra-trail du mont Blanc (171 kilomètres, avec 10 000 mètres de dénivelé). À 36 ans, Marion Delespierre en a couru deux sur trois. Médecin du sport, originaire du nord de la France et installée à Lyon depuis ses études, elle a toujours placé le sport au coeur de sa vie.
« De 13 à 18 ans, je pratiquais la natation de façon intensive, explique cette fille d’un couple de dentistes. Je m’entraînais plusieurs heures par jour. Je suis allée jusqu’au championnat de France, où j’ai fini troisième. » Mais avec le bac qui approche, la jeune femme s’interroge sur son avenir. « Au départ, je voulais devenir kiné. À l’issue de la première année de fac [commune aux études de santé, ndlr], j’ai décidé de m’orienter vers la médecine, plus particulièrement la médecine du sport. »
C’est sur ces petits sentiers du Luberon, que ma passion pour le trail est née
Elle rencontre son compagnon pendant son externat. Ils emménagent ensemble à Lyon. « C’est lui qui m’a mis des baskets aux pieds car je ne pouvais plus nager : le rythme de l’internat ne collait pas aux horaires des piscines. » La pratique régulière de la natation lui a déjà donné une certaine endurance, une aisance cardiovasculaire. Et un sens du défi. Par curiosité, elle et son compagnon se lancent dans un trail nocturne de 25 kilomètres dans le Luberon. « On était mal équipés, mal préparés, je n’avais pas les chaussures adaptées au terrain caillouteux. Mais je me souviens d’avoir fini sur le podium et de m’être dit : “C’est génial de courir ailleurs que sur le bitume.” Je ne connaissais que la course sur route, sur les bords du Rhône et de la Saône. C’est sur ces petits sentiers du Luberon, que ma passion pour le trail est née. »
Ils enchaînent avec le célèbre parcours Saint-Étienne-Lyon, toujours de nuit, en 2014. Près de 75 kilomètres pour rallier les deux villes. « Là, le virus a commencé à prendre. Mais je n’avais pas de visée de performance, c’était avant tout un loisir, quelque chose d’anec dotique dans ma vie. Je retrouvais ce que j’avais connu en natation, avec un entraînement régulier qui fait du bien au corps, une atmosphère amicale. Sauf que, enfin, je ne comptais plus les carreaux au fond de la piscine et je pouvais profiter de la beauté de ce qui m’entourait. »
Le semi-marathon de Lyon et le marathon du lac d’Annecy ne semblent être, pour elle, qu’une simple formalité. Très vite, dans son viseur, apparaissent ces courses-randonnées aux dimensions extra-larges. « J’ai expérimenté à peu près toutes les blessures de la coureuse sur route. Des tendinites, des douleurs de rotules, des fractures de fatigue. La natation m’avait épargné ces blessures d’impacts. Préférer le trail à la route m’a sous doute permis de m’en préserver en partie. » Elle passe son doctorat de médecine en consacrant sa thèse aux conséquences des sports d’endurance sur la santé des femmes. « Pour cette recherche, j’ai été médecin bénévole pendant deux ans sur l’Ultra-trail du mont Blanc. À cette époque, il n’y avait que 7 % de femmes au départ. C’étaient des héroïnes pour moi. Des femmes capables d’organiser leur vie pour vivre leur passion, tout en travaillant, en élevant des enfants pour certaines. »
Des expériences enrichissantes
Elle participe à cette course mythique en 2021. Ses performances sur la Diagonale des fous deux ans plus tôt lui ont attiré un sponsor. Elle finira quatrième. « J’ai adoré cette course. Se retrouver seule dans la montagne en pleine nuit, c’est un moment tellement à part. Certains en ont peur. Moi, je l’apprécie énormément. Mes expériences de garde en tant que médecin m’ont peut-être appris à apprivoiser la nuit. » À apprivoiser la douleur aussi ? « S’engager dans un tel projet, ce n’est pas par masochisme. La douleur fait partie de l’aventure, mais elle n’est bien sûr pas un but en soi. C’est vrai que sur le plan hormonal et physiologique, c’est traumatisant. Il faut deux à trois mois pour s’en remettre. Et il ne faut pas faire plus d’une course par an. »
Il faut bien dix ans pour devenir un ultra trailer
Pratiqué par des coureurs d’une moyenne d’âge de 30 à 40 ans, le trail exige une bonne connaissance de soi. « Former son corps à ce genre d’exercice prend du temps. Il faut bien dix ans pour devenir un ultra trailer. » Contrairement à l’idée que les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés, elle pense que son expérience de médecin lui permet de jauger finement ses efforts et ses limites. « Je n’ai qu’un corps. Je ne peux pas le remplacer. Je dois l’aimer et prendre soin de lui. Mon métier me permet de distinguer les douleurs pathologiques – qui doivent allumer le clignotant – des douleurs liées aux conditions de la course, météo, fatigue, faim… Si on respecte les temps de récupération, le corps s’en remet. Mais il ne faut pas banaliser ce genre d’effort. De plus en plus de coureurs, à la faveur du développement de la discipline, ne savent plus s’arrêter. Ils vont de plus en plus loin. C’est devenu un mouvement de société, lié notamment aux réseaux sociaux, où le regard de l’autre amène à repousser les limites jusqu’au déraisonnable. »
Une tendance que Marion Delespierre ne suit pas : « Ces courses, je les fais pour moi. Certes, j’ai gardé de l’enfance un certain esprit de compétition, mais pas à n’importe quel prix. La part d’évasion est très importante. C’est une traversée à la fois extérieure et intérieure. Je ne ferai jamais de backyards ultra, ces courses où l’objectif est de tenir le plus longtemps possible en faisant une boucle ininterrompue dans un effort d’ultra-endurance. Ce n’est pas ce que je vais chercher. J’accepte la douleur parce qu’elle n’est rien au regard de la satisfaction que l’on éprouve quand on passe la ligne d’arrivée après une traversée si intense. »
Bien plus qu’un simple sport
Il y a aussi tous les effets de la course dans sa vie quotidienne. « Cela me sert au niveau organisationnel, la gestion de mon temps, ma capacité à faire plusieurs tâches à la fois, lance-t-elle dans un sourire. Je constate que certains se noient dans un verre d’eau. Le sport, l’ultra, m’apporte beaucoup de recul, d’apaisement, de résilience. Il m’a appris sur moi, sur ma manière de réagir face à une difficulté et, surtout, m’a donné de la confiance et de la sérénité. »
Aujourd’hui membre de l’équipe de France de trail, elle est devenue championne du monde en individuel en juin dernier, en Autriche, quelques mois après sa médaille d’or par équipe en Thaïlande, en novembre 2022. « C’est un rêve de gosse qui s’est réalisé. Je suis très fière de porter le maillot de la France. » Elle continue néanmoins à travailler à temps plein en tant que médecin du sport dans une clinique lyonnaise. « On est assez peu aidés par notre fédération, car nous ne sommes pas une discipline olympique. »
Pendant les préparations, toute notre vie tourne autour de l’ultra-trail
Les JO 2024 se dérouleront donc sans elle. En attendant de les regarder à la télé, la jeune femme va mettre son corps et son esprit au repos. « C’est une discipline exigeante sur le plan physique, psychique, mais aussi social. Pendant les préparations, toute notre vie tourne autour de l’ultra-trail, y compris nos relations. On ne voit plus que des coureurs, on ne parle que de ça… » Alors, cet été, Marion Delespierre arrêtera de courir et profitera de ceux qui l’entourent. Sans perdre de vue, à l’horizon, la prochaine course.