La politique dans l’œil de Libé : un semestre d’actualités saisies et commentées par nos photographes… – Libération
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Des coulisses de la fabrication de l’image, à la petite phrase qui échappe aux services de presse, l’œil de Libé donne à voir et à lire l’envers du décor de la photographie politique.
Reims, le 5 janvier
Une demi-heure plus tôt, des journalistes se bousculaient pour filmer Jordan Bardella s’inquiétant des conditions de travail d’un artisan, dans une boulangerie du coin, pendant un traditionnel happening d’actualité politique. Un peu plus tard, dans un restaurant italien dans le centre de Reims, le président du parti d’extrême droite doit tenir une conférence de presse en soutien à la candidature RN d’Anne-Sophie Frigout à la législative partielle de la deuxième circonscription de la Marne. Le restaurant est vide, il fait nuit dehors et il pleut. Bardella discute avec les propriétaires pour passer le temps, qui s’allonge. Trois journalistes sont arrivés, et c’est déjà pas mal. Denis Allard
Ivry-sur-Seine, le 16 janvier
Les journalistes valeureux qui bravent la pluie pour trouver le siège du PS à Ivry-sur-Seine sont plus nombreux que les élus socialistes que l’on croise dans les couloirs de ce qui ne s’appelle plus Solférino. À part ce bon vieux Jean Jaurès qui trône devant l’escalier, on ne reconnaît plus grand monde autour du premier secrétaire qui présente ses vœux pour 2023 aux journalistes. Il arrive (et repartira) aussi discret qu’un chat sur la moquette, après avoir salué gentiment tout le monde. En pleine période d’entre-deux tours pour sa réélection (ou pas), Faure n’est pas très entouré pour sa prise de parole, qui durera une petite heure : seuls quelques membres du bureau national et autres salariés du parti sont là. Les journalistes sont discrets et les petits fours n’attirent pas grand monde. Le nouveau Premier secrétaire sera connu jeudi, jour de la mobilisation contre les retraites, et il faudra tendre l’oreille pour connaître le résultat. L’impression que les choses se passent ailleurs, comme un lundi pluvieux. Denis Allard
Isbergues, le 26 janvier
Ce jeudi, Marine Le Pen est très attendue par les commerçants du marché de la place de la mairie, dont certains ont beaucoup de choses à lui dire, surtout le poissonnier. C’est bavard, un poissonnier. «MLP» est là pour soutenir Auguste Evrard, candidat du parti à la législative partielle, arrivé second au premier tour, derrière le candidat divers gauche Bertrand Petit. Le jeune homme de 22 ans est totalement éclipsé par l’animal politique qu’est la taulière du RN, avalé, mangé, réduit au rang de porte-tracts ou de stylos. Caroline Parmentier, députée du Pas-de-Calais, fait le forcing pour le mettre en avant. «Dimanche faut voter Auguste, hein.» Un journaliste lui demande : «Vous avez dit Augustin ?» Pas facile… Les fans ne savent même pas qui est ce jeune homme blond, propret et poli. Ludovic Pajot, maire de Bruay-la-Buissière et ancien député, est un poil plus connu, pourtant lui aussi très jeune. Tous n’ont d’yeux et de selfies que pour «Marine». En politique, c’est toujours le gros poisson qui mange le petit. Stéphane Dubromel
Marseille, le 29 janvier
Le 80e congrès du PS à Marseille s’annonçait tendu. Le service de presse était dans le contrôle, certainement motivé par la crainte de voir une image trop explicite de désaccord entre Olivier Faure et Nicolas Mayer-Rossignol s’exposer dans les colonnes des journaux. Interdiction est faite aux photographes et cameramen de rentrer dans la salle des conférences et des débats en dehors de «deux tours d’images» de 10 minutes le vendredi et le samedi. Dimanche matin, après l’accord signé entre Faure et Mayer-Rossignol, les quelques reporters photographes peuvent enfin accéder plus longuement à l’auditorium pour les discours de clôture. Contrairement à la veille, où des cris et des huées se faisaient parfois entendre, tout le monde applaudit l’unité retrouvée. Une aubaine pour l’image du PS. Les intervenants s’enchaînent. Les nouveaux ténors marquent leur soutien aux discours dans de chaleureux applaudissements, debout et souriants face aux photographes. Mais Mayer-Rossignol (qui précisait le matin même : «Nous avons décidé de sortir par le haut, par une organisation politique. Le scrutin en lui-même n’a pas été ratifié par le congrès») reste la plupart du temps assis au côté d’Hélène Geoffroy, soutien stratégique au second tour du fameux scrutin non ratifié. L’image du désaccord perdure. Patrick Gherdoussi
Marseille, le 2 février
Les visites marseillaises d’Eric Zemmour ont toujours été difficiles pour lui. Celle de novembre 2021 au Panier, sous les sifflets des habitants, s’était conclue par un doigt d’honneur du candidat, image catastrophique dans une campagne. En avril 2022, le clou de sa journée devait être un match de foot indoor dans le complexe Zidane : le frère du champion du monde lui avait intimé l’ordre de quitter rapidement les lieux. Cette fois-ci, la soirée s’annonçait plus calme : pas de Zemmour prévu. Seulement l’inauguration du premier local de Reconquête à Marseille avec deux têtes d’affiche : le sénateur Stéphane Ravier (à droite) et le président de Génération Z, Stanislas Rigault. Malgré cette absence, plus de 200 manifestants antifascistes s’étaient donné rendez-vous sur l’avenue du Prado pour protester contre cette ouverture. Ils ont été repoussés par les forces de l’ordre. Trois ont été arrêtés. Dans le local en question, où l’ambiance ressemble en tout point à celles d’une réunion du FN de Jean-Marie Le Pen, les militants de Reconquête sont restés aux fenêtres à ironiser sur le sort de ces opposants. Chaque personne qui rentre se voit offrir à boire et à manger. Les plateaux de sandwiches et de salé tournent dans les mains de la mère de Jean-Marc Graffeo, ex-candidat aux législatives en 2022 et instigateur de cette inauguration. Grâce à l’étiquette Z, il a remporté près de 3 480 voix (sur 40 851) dans un secteur où Jean-Claude Gaudin règne en maître. Suffisant pour justifier cette ouverture. Une fois le plateau fini, un seul sandwich reste. Il est proposé à plusieurs personnes. Il est refusé. Dans un ultime argument imparable, la serveuse du soir demande : «Qui veut du dernier halal ?» Eclat de rire pour ceux qui sont les plus proches. Une main s’empare du sandwich. Les ventres finissent de se remplir. Les discours vont commencer. «Chez nous, on n’a que de la charcuterie», s’empresse d’ajouter une dame devant l’ultime plateau. Avant la rhétorique d’extrême droite, son «humour». Patrick Gherdoussi
Toulouse, le 7 février
Ils sont nombreux dans la salle portant le nom de l’ancien maire de Toulouse Dominique Baudis, un homme plutôt à droite. 1 200 personnes présentes. 15 minutes plus tard, ils vont rectifier : 1 500. Pour une fois, il n’y a pas les chiffres de la préfecture pour les contredire. Partout, des drapeaux de l’intersyndicale et des différents partis politiques de gauche réunis sous la Nupes. Un seul mot d’ordre : «Non à la réforme, la retraite à 60 ans.» La star du jour, c’est Olivier Besancenot. Ils sont nombreux à lui demander des selfies. Visiblement fatigué, il prend la parole sur scène. Mais il n’a rien perdu de son énergie, de sa gouaille, de ses convictions révolutionnaires anticapitalistes. Dans l’assistance, des jeunes, des personnes âgées, des entre-deux qui se situent là où cela les arrange, crient, hurlent «grève générale !» pour ponctuer son discours sans notes. Il reprend son souffle et partira juste après la fin, tel un homme pressé. Une révolution est peut-être enfin en marche, le facteur ne lâche rien. Ulrich Lebeuf
Paris, le 17 février
Dernier jour du débat sur les retraites à l’Assemblée. Si les milliers d’amendements déposés par LFI n’ont pas permis d’aller jusqu’à l’article 7 (64 ans), les nombreux rappels au règlement, utilisés à l’excès par tous les groupes, ont empêché d’aller au-delà de l’article 2. Aurélien Pradié, député frondeur LR (et désormais ex-vice-président du parti) interpelle Olivier Dussopt sur les carrières longues. La réponse du ministre du Travail ne satisfait pas grand monde. Du RN à la gauche, il est prié de mieux s’expliquer, en vain. Sébastien Jumel (PCF) intervient alors : «J’ai un doute sur le mariage [sous-entendu gouvernement-LR, ndlr]. J’ai été maire, j’ai procédé à beaucoup d’unions. Si j’ai un doute sur le consentement éclairé d’un des mariés, je ne procède pas au mariage.» Clémentine Autain (LFI) surenchérit : «Il ne faudrait pas que ce soit un mariage forcé.» Minuit pile, fin des débats. Dussopt conclut pendant que les députés Nupes quittent l’hémicycle en chantant «On est là…» Le reste des élus répliquent en entonnant la Marseillaise. Photo et texte Albert Facelly
Paris, le 25 février
Macron inaugure la 59ème édition du Salon de l’agriculture. C’est parti pour treize heures de marathon. Rituellement, la visite démarre au pavillon «Elevage». Comme chaque année, cordons de sécurité de policiers pour maintenir la foule à distance. Forte affluence au salon depuis les années Covid. Certains patientent longtemps pour pouvoir échanger quelques mots, une poignée de main, un selfie avec le Président. Un semblant de manifestation contre la réforme des retraites est rapidement étouffé. Plus tard dans l’après-midi, un activiste écologiste apostrophe Macron : «A quoi tu sers ?» La journée s’achève au pavillon Artisanat et Patrimoine rural de France où l’on retrouve spiritueux, bières, pain, etc. Macron pose pour une dernière photo sur le stand «Intercéréales» avec «les quelques centimètres français de savoir-faire» à la main (dixit Macron à Washington 30 novembre 1922). Beaucoup de monde circule, quelques-uns alcoolisés derrière les cordons de sécurité, des sifflets fusent mais une Marseillaise est entonnée. Un membre du staff présidentiel lance : «On aurait dû faire ces stands ce matin…» Albert Facelly
Paris, le 2 mars
La chambre du palais du Luxembourg est plus haut de gamme que celle du palais Bourbon. Alors que la salle des Quatre-Colonnes et l’hémicycle de l’Assemblée nationale sont noyés régulièrement dans un flot assez agité voire bouillonnant, photographier les sénateurs au travail relève plutôt d’une balade en mer calme. L’endroit ressemble à un club assez sélect, dans un cadre somptueux, où tout s’accorde selon des règles précises. C’est le retour des discussions sur les retraites. Afin de photographier ces messieurs au plus près, il faut se rendre directement dans l’hémicycle. Un huissier toise les entrants en salle de presse voisine et rappelle la règle aux photographes élégants réunis autour de lui : il faudra une veste et une cravate pour entrer, la règle est stricte, les autres iront dans les tribunes d’en face, au deuxième étage (ce qui ressemble un peu à une punition, tant les débats sont ennuyants à photographier de là-haut). Certains, sans col de chemise, commencent à suer – heureusement, il existe un petit stock vestimentaire pour dépanner les fashion victimes. C’est le moment que choisit Isabelle, la collègue agencière, pour arriver et poser la question qui fera hausser le sourcil du physionomiste des lieux : «Pas de cravate, je fais comment ?» L’huissier, flegmatique, haussera légèrement les épaules. Il ne semble pas avoir été confronté à ce cas de figure. «Bon, dans la mesure où les sénatrices dans l’hémicycle n’en portent pas, on dira que vous pouvez y aller comme ça.» Sinon c’était très calme. Denis Allard
Paris, le 10 mars
En général, je vais faire certaines courses dans ce magasin mais ce jour-là, c’est pour couvrir la mobilisation devant le Monoprix de la rue du Poteau, Paris XVIIIe, que je me rends à cette adresse. J’y retrouve les caissières et autres employés du magasin. L’atmosphère est heureuse, les militants sont venus plutôt nombreux, Lamia et Soumaya, déléguées du personnel, avivent une ambiance déjà très énergique. Puis tout à coup, je vois quelques caissières fondre en larmes. La députée LFI Rachel Keke est arrivée et les enlace. Je m’approche rapidement pour faire juste trois-quatre images, tout en essayant de respecter l’instant. Il y a comme un flottement, une émotion qui gagne les personnes présentes et à laquelle je suis sensible. Par son combat mené à l’hôtel Ibis des Batignolles, sa victoire, Rachel Keke porte en elle un symbole, celui du possible, que les cœurs en lutte ressentent à son approche. La victoire du «petit» sur le puissant. C’est tout cela qui fait craquer les caissières, non pas la peine ou le désespoir, mais bien au contraire l’apparition d’une réussite, un champ des possibles. Stéphane Lagoutte
Le Pré-Saint-Gervais, le 9 mars
A première vue, un meeting du PS au Pré Saint-Gervais, le 9 mars, le champ d’images serait assez restreint. Nous ne sommes que trois photographes, une de Sipa et un autre qui est celui de la mairie des Lilas. C’est dire le peu d’intérêt que suscite l’évènement ! Tous les trois dans la même galère car le meeting a pris du retard. La pluie ne s’était pas arrêtée de la journée et la salle était encore vide. Après une dizaine de minutes à errer dans le gymnase sous les éclairages fluo, un rythme afro beat se met à résonner dans la sono. Et là, c’est l’étincelle, je commence à me dire que je vais peut-être avoir cette image décalée, que je vais réussir à saisir le rouage de la machine qui n’est pas parfaitement huilé. Sur la scène, des adolescentes peaufinent une dernière fois leur chorégraphie. Elles respirent la joie et la fraîcheur. La musique détonne complètement avec l’ambiance compassée, tout comme leur façon de danser, fière, pleine d’assurance. Le groupe est soudé, elles plaisantent avec leur prof de danse. Avec une heure de retard, le meeting commence enfin, dans une salle comble, les élus arrivent, les tubes d’outre-Atlantique se succèdent pour faire monter l’ambiance. Les jeunes filles arrivent sur scène, et il y en a une, pas impressionnée du tout, lunettes noires et survêtement noir. Elle me fait rire de joie tellement elle est décomplexée. Ce n’est pas la meilleure photo, mais c’est assurément le moment le plus jubilatoire. Les ados dansent sous le regard presque ennuyé des élus. Seul Olivier Faure les filme. Marine Tondelier (EE-LV) en profite pour faire un selfie. Les autres regardent poliment. Heureusement que les Gervaisiens applaudissent, reconnaissant certainement une part de l’identité du 93. Parce qu’elles ont du chien ces gamines, quelque chose qui n’est pas dompté par les convenances, qui tient de l’énergie brute. Livia Saavedra
Paris, le 16 mars
Pour faire des images, il y a deux possibilités à l’Assemblée : c’est comme au théâtre, les plus chanceux choisissent leur place et les autres prennent ce qui reste. Jeudi dernier, une vingtaine de photographes sont accrédités et pour une certaine forme de parité professionnelle, il faut céder sa place ou changer de tribune tous les quarts d’heure car l’emplacement est très étroit. Si Borne annonce le 49.3 sur les retraites, la séance risque d’être rapide et le choix des angles restreint, ce qui angoisse certains collègues. C’est au «guignol» (le nom de l’une des deux tribunes qui nous sont dédiées) que sont placés les photographes d’agences ou de journaux lorsque la séance commence. Les premiers députés (ceux du RN) sont à quelques centimètres seulement, mais personne ne se parle. Et le bazar est total lorsque, après deux suspensions successives (qui nous obligent à remballer le matériel pour se cacher dans les coulisses, une autre règle pas commode), Borne parle dans le micro. Les députés de gauche sont debout, brandissent des pancartes. Les voisins du RN sont déchaînés, tous les autres sont debout et le boucan est immense. Derrière nous, un huissier nous ordonne de changer de tribune avec ceux d’en face qui commencent à arriver. Pendant ce temps, la Première ministre paraît bien seule dans la tempête et, bizarrement, un autre personnage la rejoint : dans la tribune réservée au public, juste à côté de celle des photographes d’en-face, Mélenchon fait son apparition, au-dessus des députés (qu’il n’est plus). Au-dessus du cirque, il trône tel un parrain silencieux – quand il était député, il ne manquait pas de donner de la voix… Fin du discours, la séance est suspendue. Je n’ai jamais vu l’hémicycle dans cet état. Denis Allard
Paris, le 22 mars
Cela fait 25 ans que je n’ai pas la télé. Je l’avais recyclée lors d’une période de célibat où je me disais qu’il valait mille fois mieux sortir dans les rades (que l’on appellerait aujourd’hui «lieux de convivialité») que de me lobotomiser en loukoum de canapé, zappette à la main. Bref, quand le service photo de Libé m’appelle mercredi dernier pour photographier le président Macron en pleine allocution, je me gratte un peu la tête pour trouver une télé. Qu’à cela ne tienne, j’irai à la rédaction. L’exercice est toujours un peu celui d’un équilibriste. Mais pour une fois, il n’est pas 20 heures, ce n’est pas l’heure du bouclage. J’aurai le temps de la post-prod. Je me cale donc devant l’écran et je sens dans mon dos une grosse quinzaine de journalistes qui s’intéressent un peu à l’image mais surtout aux mots. Etonnamment, je ne me sens pas gêné. Je ressemble un peu à un caillou accroché au centre du fleuve avec tous ces regards qui me contournent comme le fait la rivière (ou les espaces courbes de mécanique quantique, mais c’est une autre affaire). Au service photo, on vient de me répéter : «Ce qui compte, c’est l’attitude.» «Oui mais je dois faire n’importe quoi quand même ?» «Oui, sinon c’est pas drôle.» La messe est dite. Il faut à la fois déformer une image par trop banale pour lui donner un intérêt photographique et esthétique et ne pas rater le moment où l’orateur aura l’air sérieux, autoritaire, amusé, que sais-je. Pour la première partie, je joue des reflets, avec des ustensiles que j’ai apportés, un cristal qui me permet de démultiplier le personnage ou certaines parties de son corps, comme les mains dont j’aime mettre en exergue les poses. Je me saisis aussi de ce que je trouve sur place, un gobelet en plastique transparent en l’occurrence, qui me permettra de brouiller les frontières du téléviseur. Dans ce genre d’exercice, nous n’avons pas le choix de l’angle, du pas de côté qui fait de notre image un prolongement de notre regard. Ces procédés sont finalement le seul moyen de pouvoir ajouter un peu de soi dans la photographie d’une messe codée pour la communication. Autrement dit, puisque rien n’est réel, ce n’est pas bien gênant d’y ajouter de l’artifice. Stéphane Lagoutte
Savines-le-Lac, le 30 mars
On respire, tout est calme, on se détend. Ce ne sont pas les petits oiseaux qu’on entend au loin, mais une voix dans un mégaphone, portée par le vent, de ceux qui manifestent contre les retraites, à l’écart, entourés par les gendarmes. En arrivant sur le site, devant le lac de Serre-Ponçon, on se demande comment faire pour ne pas tomber dans le piège. La carte postale est tellement belle et le déficit d’image tellement grand. Le Président n’est pas sorti depuis longtemps, et il est peut-être temps de respirer un peu. Trois photographes seulement, une caméra, des sourires et du ciel bleu : il y a de l’espace et la beauté des lieux est impressionnante. Il va falloir ruser pour ne pas faire une image toute faite par l’Elysée. Seulement voilà, on n’a rien eu à faire et c’était plutôt marrant : Macron est arrivé au milieu d’élus locaux avec un magnifique parking en arrière-plan et très vite, il a disparu derrière des journalistes finalement autorisés à se rapprocher pour lui poser des questions. Pas grave, on se dit qu’en quittant les lieux, il y aura un peu plus d’air autour de lui. Eh bien non, raté : c’est le moment que choisira la com’ de l’Élysée pour ordonner aux preneurs d’images d’arrêter d’en faire ! De mon côté, pas de problème, l’image est là, un peu anxiogène, et elle s’est faite toute seule : merci ! Photo et texte Denis Allard
Loubens, le 30 mars
C’est la sensation que j’ai pour ce déplacement de la présidente de la région d’Occitanie Carole Delga venue soutenir Martine Froger, avant le deuxième tour de la partielle en Ariège. Ce jeudi, il fait beau et doux, les gens souriants, il y a du café et des viennoiseries pour la conférence de presse à l’Auberge du Lapin Blanc, tout est en place pour la campagne et on sait qui suivre. Le déplacement de campagne est une figure imposée pour nous autres journalistes. Nous photographes, avons de la place pour travailler, ce qui est assez rare. Nous sommes deux et pas une personne dédiée à la presse derrière nous pour nous positionner ici ou là ! Sur la visite du Groupement Agricole d’Exploitation en Commun (GAEC) de Forgues à Loubens, nous vivons une carte postale. Il est presque 11 heures, les vestes du matin tombent, la lumière donne entre les travées de salades et de blettes. Quelques blagues potaches avec un élu ariégeois qui confond carottes et fraisiers, les agriculteurs de la ferme qui nous accueillent, adorables… Bref tout va bien ! Nous faisons attention à ne pas nous gêner mutuellement, sachant que je suis au 50 mm et mon confrère au téléobjectif, c’est la seule contrainte. Le mini-pack évolue sur les parcelles, je prends un peu de champ pour voir un peu plus loin que le bout de mon nez. La visite se termine sur un pique-nique de fromages et tartes aux blettes. Tout cela est un peu convenu, oubliant que derrière, la bataille fait rage. Photo et texte Matthieu Rondel
Deauville, le 29 mars
Deauville, le 29 mars. Quand la rédaction m’appelle pour couvrir une séance de dédicace d’Éric Zemmour à Deauville, je me dis tout de suite que ça va être compliqué. Rencontrer l’homme ne m’enthousiasme pas, ses fans encore moins. J’imagine qu’il va falloir jouer des coudes avec son service rapproché, essuyer des refus de prises de vues de la part de ses sympathisant.e.s et encaisser les regards hostiles d’un public conquis à sa cause et peu adorateur de Libé. Je devrais pourtant le savoir : dans ce métier, il ne faut présager de rien. Une fois sur place, non seulement l’accueil est chaleureux mais en plus on nous laisse, à moi comme aux journalistes du Monde et de France Inter également présents, une totale liberté de travail. D’une manière très déconcertante, le public venu en nombre rencontrer son idole répond à nos questions, se laisse photographier, ravi d’être là. Ces hommes et ces femmes correspondent en tout point à la caricature que je me faisais d’eux. Je corresponds à la leur. J’ai ce profil d’«islamo-gauchiste», comme ils disent. Pourtant les paroles qu’ils nous adressent sont sans filtre, sans animosité à notre égard, totalement décomplexées et enjouées. Le service d’ordre, de presse, les représentants du parti, le public, personne n’entrave notre manière de photographier et d’interviewer. Alors même qu’ils ne sont pas dupes de la manière dont nous traiterons le sujet, l’attachée de presse me dit : «Ils ont de très bonnes photos à Libé.» Je suis sans voix. Je sais qu’il me faut garder une distance et un œil critique. Trois heures et demie plus tard, je repars avec des sentiments contraires. Curieux mélange de satisfaction d’avoir fait un reportage agréable et d’effroi de tout ce que je viens d’entendre, d’entrevoir et de vérifier de ce monde-là. Photo et texte Florence Brochoire
Marseille, le 9 avril
La ville a été de nouveau touchée par l’horreur. Un effondrement. Comme le 5 novembre 2018, rue d’Aubagne. Cette fois-ci, les origines ne sont pas liées à l’insalubrité. À quelques pas de la rue Tivoli, où le drame de ce week-end s’est joué, le poste de commandement des marins-pompiers a pris sa place. C’est à cet endroit que s’improvisent également les points pour la presse. Dimanche matin, à l’heure où le nombre de disparus est loin d’être connu, Benoit Payan s’apprête à recevoir une visite express de Darmanin. Une prise de parole commune face aux caméras est prévue, après un «accueil républicain» maladroitement orchestré pour des besoins de communication. Une centaine de mètres plus bas, la situation est tendue. Les secours ne peuvent intervenir pour tenter de retrouver d’éventuels survivants à cause d’un fort incendie dans les décombres. Et chaque seconde compte. Peu avant l’arrivée du ministre, la nervosité du premier magistrat de la ville face à la situation se ressent et le pousse à faire des allers-retours sous l’œil lointain des journalistes. Tantôt pour répondre au téléphone, tantôt pour être informé par un de ses collaborateurs, et parfois pour trouver quelques secondes de répit. Pourtant, lors de ses prises de parole, le maire fait preuve de contrôle. Chacun de ses mots est pesé, réfléchi, précis. Mais Payan est une personne expressive. Et ce matin-là, sa gestuelle traduit la complexité de ce moment et toute la difficulté de l’exercice du pouvoir en temps de crise. Photo et texte Patrick Gherdoussi
Paris, le 12 avril
C’était le lancement du site le Journal dans un restaurant du XIe arrondissement de Paris. Difficile de faire plus explicite dans la tradition du titre qui dit ce qu’il est. J’imagine déjà les problèmes de couple que cela va engendrer : «Chéri. e, tu peux m’acheter le Journal ?» «Mais quel journal ?» «Mais le Journal voyons…» Bref, ce jour-là, Laurent Joffrin lance donc sa propre publication. À la rédaction, on m’informe qu’il y aura tout l’entourage de l’ancien directeur de Libé mais je n’appréhende pas bien de qui il s’agit. J’arrive un peu en avance pour assister aux derniers préparatifs, les à-côtés font toujours de bonnes images. Puis le lieu se remplit. Au milieu des présents, une tête m’apparaît. Je photographie le protagoniste au passage, qui répond avec plaisir au crépitement du flash. Mais quel est le nom déjà attaché à ce visage ? Puis cela me revient, comme des mots qui vous ont bercé longtemps vous reviennent par miracle, ancrés quelque part au fond de vous : Debré, Debré, lequel déjà ? Jean-Louis Debré ! Tiens, un autre : Camba, mais oui, c’est Camba, Jean-Christophe Cambadélis ! Quand tout à coup un bonhomme aux cheveux blancs me parle. «Il y a du beau monde hein !» Moi : «Oui oui, oh vous savez, je reconnais personne hein.» Et lui de me répondre : «Oui oui oui, vous avez l’air malin vous, je suis sûr que vous êtes un malin.» Puis, un peu plus petit au milieu de la foule, j’ai l’impression de voir un préfet, mais non, c’est bien sûr, c’est Bernard Cazeneuve ! Ce petit jeu commence à m’amuser. Mais j’oscille aussi entre ce petit plaisir malin et un début d’attaque de panique. Je jette des regards dans les miroirs du restaurant et me demande si, au fond, je ne commence pas à ressembler à toute cette clique agrippée à la paroi. C’est alors que j’entends soudain : «C’est [Hubert] Védrine, c’est Védrine !» Oups, cette fois le jeu est inversé, impossible de remettre une image sur le bonhomme. C’est moche, je me sens un peu coupable et je pense en même temps au passage inexorable et salutaire de l’Histoire. Je décide de me fier à mon instinct et de sentir vers qui les gens se tournent, qui ils pointent du regard. Je jette mon dévolu sur une personne. Coup de chance, c’est bien lui. Enfin, les discours commencent. À côté de moi, en plein milieu de l’allocution de Joffrin, un papy me demande : «Mais le Journal, c’est payant ou non ?» Je ne sais pas, il va falloir chercher l’info. Tiens, c’est gratuit et seulement en numérique. Il n’est donc pas question de demander à son conjoint d’aller l’acheter en kiosque… Le Journal ne sera pas à l’origine de problèmes de communication dans les couples. Me voilà rassuré ! Photo et texte Stéphane Lagoutte
Ganges, le 20 avril
Un arrêté préfectoral interdisant les casseroles et les instruments de musique… Ainsi en va-t-il de la nouvelle doctrine du macronisme : «La France à marche forcée.» J’apprends pendant mon reportage, jeudi dernier, que les gendarmes ont saisi des casseroles et des instruments de musique conformément à un arrêté préfectoral. Plus tard, je découvre que le député Insoumis Sébastien Rome attaque ledit arrêté, qui s’apparente plus à une volonté de bâillonner la contestation que de désamorcer un quelconque danger. Entre ces deux moments, j’entends notre Président railler ceux qui seraient là «juste pour les œufs et les casseroles, […] pour faire la cuisine». Je venais d’envoyer au journal des photos de manifestants tapant vigoureusement sur des instruments de fortune : couvercles, boîtes de conserve et autres objets métalliques. Non pas pour «faire la cuisine» mais bien pour se faire entendre de celui qui, a quelques dizaines de mètres, organisait le spectacle médiatique dans l’espace de plus en plus étroit de sa réalité : un collège sous haute protection. Mais ce qui est facile de soustraire à la vue est parfois plus difficile à faire taire. Photo et texte David Richard
Vendôme, le 25 avril
Le président de la République était en déplacement à Vendôme, dans le Loir-et-Cher, sur le thème de la santé et de la lutte contre la désertification médicale. Comme d’habitude, les médias arrivent sur place bien avant. Nous sommes installés en salle de presse. Un son sourd est présent dans les environs de la maison de santé. Il s’agit d’un groupe électrogène sur camion. Une parade au cas où la CGT couperait le courant. De manière continue et pendant toute la visite de Macron, un concert de casseroles se fait entendre au-delà du périmètre de sécurité. Les manifestants sont bien présents, envahissent les voies de la gare. Un groupe d’habitants est autorisé à attendre le chef de l’État derrière des barrières. Les heures défilent, il ne fait aucun doute qu’il ira faire son traditionnel bain de foule. Un contrechamp nécessaire face à la contestation. Mais la rencontre n’aura pas lieu. Une main présidentielle sort de la berline, pour saluer, à bonne distance. Des insultes fusent. Les journalistes autorisés à le suivre de manière rapprochée sont intégrés au cortège. On ne sait pas où l’on va, possiblement un stop pour quelques selfies avec des habitants moins en colère. Sur la route de campagne, quelques badauds filment notre passage. Les véhicules filent au point de décollage du Président. Finalement, pas d’échange, de dialogue, ni d’engueulade. Un rendez-vous sans contact. Photo et texte Albert Facelly
Le Havre, le 1er mai
Un buffet militant, c’est 20€ au RN. Des grandes tables réunies autour d’une scène où viennent parler les politiques. Au milieu du repas, au Havre ce 1er mai, on tente de se rapprocher pour faire quelques photos des dirigeants du parti. À condition de se tenir un peu à distance, on n’est pas trop dérangé par la sécurité – les temps changent – et pour les photos, c’est open bar. Dans le viseur, on cadre des dirigeants politiques qui se ressemblent toujours un peu lorsqu’ils sont autour de la cheffe : ils cherchent le regard, acquiescent au moindre mot et rigolent aux bonnes blagues. Entre deux plats, sur la scène, près des longues tablées de militants, quatre musiciens en pilotage automatique enchaînent les tubes des 80′s. Et lorsque Gilbert Montagné démarre (avec un tempo plutôt lent, très chill, à la guitare), Le Pen se met à sourire, bouge lentement sur sa chaise et lève les yeux au ciel en se remémorant des jours heureux. Manifestement, on a tapé dans le mille car l’ancienne candidate à la présidentielle chantonne subtilement alors Viens danser en connaissant les paroles par cœur. Jordan Bardella, devant elle, lève les bras au ciel au rythme du tempo. Certains dirigeants, assis à côté, essaient de suivre, mais manifestement, ils tiennent moins le rythme. La chanson suivante, c’était Les Forbans («Chante, chante, danse et mets tes baskets /Chouette, c’est sympa tu verras /Viens, surtout n’oublie pas»… tout ça), et elle a eu aussi son petit succès. Je n’ai pas fait de photo, c’est pas plus mal. Photo et texte Denis Allard
Paris, le 8 mai
Depuis la ligne 13 du métro, la correspondance avec la ligne 1 n’est même pas assurée ce matin du 8 mai. Les stations du coin sont fermées. Pour rejoindre le lieu de rendez-vous avec l’équipe presse de l’Élysée, il faut faire un énorme tour à pied dans des rues vides du VIIIe arrondissement. C’est désert et les seuls gens qu’on croise sont des touristes un peu perdus, ou des policiers qui demandent à voir le genre de vaisselle qu’on a dans le sac. La circulation est fermée et seuls les courants d’air frais peuvent se balader à leur guise dans le quartier. Près de la place de l’Étoile, un bus descend des enfants qui iront, avec d’autres invités, garnir des tribunes qui serviront d’arrière-plan pendant la cérémonie. C’est pour eux qu’a été installé l’écran géant. Sur les Champs-Élysées et la place, il n’y a pas un bruit, tout est calme : le Président peut arriver. Photo et texte Denis Allard
Paris, le 13 mai
j’ai pu faire des photos dans le colloque de l’Action française. J’ai tenté une première approche en entrant l’air de rien avant la fin des préparatifs. Après moins d’une minute, je me suis fait raccompagner à la sortie par cinq ou six gars coiffés de près. Pas de bol, deux jours plus tôt j’avais par hasard tenté de prendre rendez-vous chez mon coiffeur, en vain. À leurs yeux, je dois ressembler, au mieux, à un vieux marin breton, au pire, à un anarchiste hirsute. C’est dans cet état d’esprit que je commence mes photos alors que le public entre. Pour ne pas trop m’afficher, je décide de laisser dans ma poche mon petit flash direct que j’affectionne tant dans ce genre de situations car il met en exergue l’incongruité du monde. C’est dommage, mais je sais déjà que les éclairs à répétition risquent de rapidement agacer. Pendant le colloque, après avoir fait les images nécessaires pour raconter la scène, je décide de m’attarder sur quelques détails signifiants de leur communauté : un col de chemisier rond, des lunettes fumées, des nuques rasées, un tatouage… Mais par trois fois, des individus me demandent d’arrêter : une fois parce que je photographie sans l’accord des protagonistes (qui sont de dos), une fois pour me dire de photographier la scène plutôt que le public, une fois pour me dire que je zoome sur eux et qu’il ne faut pas faire ça. Et lorsque je montre mes boîtiers qui sont des Leica M munis de focales fixes, un 50 mm et un 35 mm, en expliquant que je ne peux pas zoomer, on me répond : «Oui oui, mais bon, ne faites pas cela.» Puis, me sentant de moins en moins dans mon élément, j’en profite pour essayer une option que je n’ai pas encore utilisée jusqu’alors : faire des photos avec mon appareil en déclenchant avec mon téléphone. Au bout de cinq minutes, on me demande d’arrêter de faire des photos avec mon téléphone… Bref, cela commence à être fatigant. D’autant que dans cette mini-série, je ne m’attache qu’à mettre en avant leurs propres codes, dont ils sont fiers. Cela m’interroge sur la nature de notre métier et le traitement de ce genre de sujet : comment mettre en avant les caractéristiques de ces groupes sans les enfermer ni se faire le porteur de leur propre imagerie ? Et quel est le sens de transmettre cela ? Au fond, l’interprétation et le ressenti d’un message dépendent en grande partie du lecteur auquel il s’adresse. Photo et texte Stéphane Lagoutte
Dunkerque, le 13 mai
Macron était à Dunkerque avec cinq membres du gouvernement dans le cadre de la présentation de la stratégie de réindustrialisation, chez Aluminium Dunkerque, en zone industrielle. Au milieu de salariés d’une quinzaine d’entreprises de l’agglomération, le Président déroule son discours et répond aux questions. Échange feutré, pas une question sur la réforme des retraites. Macron la mentionne tout en assumant son impopularité. La rencontre s’achève avec des selfies. Seconde étape pour l’officialisation de l’implantation de ProLogium, usine d’un producteur taïwanais de batteries pour voitures électriques. Direction le centre-ville, à la communauté urbaine. Des manifestations étaient prévues mais c’est toujours le grand silence, à croire que la ville a été vidée de ses habitants. Des forces de l’ordre sur tout le trajet. Pas âme qui vive. Seuls quelques habitants sont visibles à leurs fenêtres. Peut-être une pénurie de casseroles. Photo et texte Albert Facelly
Metz, le 26 mai
le mystère de l’Éducation nationale Pap Ndiaye était en déplacement à Metz. La journée débute par un entretien et un portrait. Le ministre est à l’écoute, souple, mais je dispose de très peu de temps, il est attendu à la cité scolaire de Metz-Borny. Arrivé au collège Les Hauts de Blémont, une élève l’interpelle. Elle aimerait poursuivre ses études en seconde générale. Venue d’Afghanistan l’an passé, elle n’a pas le niveau mais elle avait promis à son papa (décédé depuis) de devenir juge… Échanges avec les parents, les professeurs, puis visite d’une classe de sixième et du dispositif «devoirs faits».
Le dialogue s’engage avec un jeune garçon :
«- Ça fait quoi d’être ministre ?- Ah bah c’est beaucoup de travail ! Et j’aime beaucoup parler avec les élèves.- Il faudrait améliorer la cour, il n’y a pas de bancs… Est-ce que vous pouvez changer l’heure du matin ?- Pourquoi ?- C’est trop tôt, j’arrive pas à me réveiller.- Peut-être que tu te couches trop tard.»
Le jeune homme très audacieux souhaite une photo avec le ministre, puis le préfet. Photo et texte Albert Facelly
Saint-Brevin-les-Pins, le 24 mai
Marche en soutien au maire Yannick Morez, qui a démissionné suite aux attaques de l’extrême droite et dont la maison a été en partie incendiée. Jusqu’alors, dans les diverses manifestations en soutien au projet de CADA, il n’y avait pas eu foule d’élus. Mais tout a changé après l’audition de l’édile au Sénat et le nombre d’écharpes tricolores présentes en ce jour ferait pâlir un congrès de l’AMF. Jean-Luc Mélenchon, Olivier Faure, Marine Tondelier et Fabien Roussel : tous ont fait le déplacement accompagnés d’élus de leurs camps. Un soleil radieux et un léger vent frais donnent à cet après-midi un air d’été. Quelques points presse informels et dispersés, un discours devant la foule puis la marche, 260 mètres exactement. Ainsi, le cortège arrive vite devant l’hôtel de ville, où a lieu une allocution de Morez. Il n’a pas participé à la promenade mais prend la parole sur le perron, lui qui aurait voulu qu’il n’y ait aucune «participation politique» à cet événement. De front et en contrebas Faure, Tondelier, Johanna Rolland tiennent leur bâche, l’air grave et concerné devant le témoignage du maire. 5 minutes de discours, des applaudissements et tout ce monde est reparti. Photo et texte Théophile Trossat
Douvrin, le mardi 30 mai
Pour l’inauguration de la gigafactory de Douvrin dans le Pas-de-Calais, mardi, l’entreprise Automotive Cells Company (ACC) a vu les choses en grand. Tout est giga : de la flotte de minibus qui acheminent les convives sur site aux fleurs artificielles posées sur les minibars et semblant sorties tout droit d’un film de James Cameron. Même ma consœur rédactrice, qui en a vu d’autres, s’exclame : «C’est Disneyland !» Pour nous autres, les quelques photographes privés de pool, tout est gigaverrouillé. On aura beau courir et s’armer de patience, espérant avoir nous aussi une séquence ministres et patrons avec blouses et casques… mais non. Le ministre Le Maire traverse la meute, prétextant une affaire à régler. Seul Patrick Pouyanné nous fera l’honneur de garder son casque Total sur la tête quelques instants. Heureusement, tout vient à point à qui sait attendre. Un moment de flottement. Un grain de sable dans la mécanique. C’est une opportunité. Deux confrères remarquent que les grands patrons de la gigafiesta sont assis les uns à côté des autres au premier rang. «Ça se tente ?», dit l’un. Ils y vont et entraînent avec eux tous les autres. En région, c’est rare une brochette pareille. Les patrons se plient à l’exercice, amusés, avant qu’une petite tape dans le dos ne nous avertisse que c’est terminé. Sur la rangée d’à côté, Le Maire observe la scène. Avant de dévoiler la plaque inaugurale de la gigafactory, clou du spectacle, le ministre de l’Économie demande aux journalistes s’ils sont prêts. Merci pour l’attention. Photo et texte Hugo Clarence Janody
Montpellier, le 3 juin
Le déjeuner, offert par les élus du conseil régional d’Occitanie aux militants socialistes venus pour ces journées de Refondations (ce week-end à Montpellier), se termine. Un buffet façon kermesse, 2 saucisses dans un bout de pain, une salade et une tireuse à bière pour faire glisser le tout. Je croise José Bové. C’est en couvrant les actions de la Confédération Paysanne que j’ai commencé ma carrière, il y a 20 ans. Je revois les militants venus le soutenir quand il était incarcéré à la prison de Villeneuve-lès-Maguelone, à quelques kilomètres d’ici. Souvenirs… Je pense aux procès des faucheurs volontaires à Rodez bientôt, et une voix en moi se demande ce qu’il fait là, parmi la frange la plus libérale du PS. Je suis sorti de mes réflexions par une invitation : «Allez, venez pour la photo de famille !» La petite foule se regroupe, cette expression résonne dans ma tête et je me dis que c’est le moment de voir à quoi ressemble cette famille. Je cherche les têtes qui comptent en politique aujourd’hui, elles sont peu nombreuses. Carole Delga, Nicolas Mayer-Rossignol, Michaël Delafosse… Il reste du boulot à Refondations pour convaincre que c’est eux l’union et pas la Nupes. Photo et texte David Richard
Paris, le 23 mai
Paris, le 23 mai. À force de la voir squatter les plateaux télés, Violette Spillebout (Renaissance) s’est forgée une image. Pour moi, celle d’une femme à l’ambition sans limite, haute et hautaine. Le rendez-vous est fixé à l’Assemblée un peu avant le passage de la garde républicaine. Le regard franc, plutôt à l’aise devant l’objectif, l’ancienne directrice de cabinet de Martine Aubry se laisse volontiers diriger sans jamais s’agacer. Mais est-ce que la députée diffère de l’image qu’elle véhicule à la télévision ? Ni haute ni hautaine, elle est même tout son contraire. Reste l’ambition. Entre deux photos, la macroniste s’enthousiasme : «Un jour, je serai maire de Lille.» Je lui rappelle qu’elle avait déjà juré la même chose quelques années avant de perdre face à son ancienne mentor. Sourire en coin, Spillebout ne se démonte pas : «Oui, mais elle a de moins en moins de voix, la prochaine fois ce sera la bonne.» Photo et texte Boby
Paris, le 8 juin
Normalement, à 9 heures du matin dans les couloirs de l’Assemblée, on entend les mouches voler. Mais les nostalgiques du débat sur les retraites font des heures sup, pour l’examen de la proposition de loi d’abrogation de la réforme : les députés remplissent l’hémicycle et les journalistes sont au complet dans les tribunes presse. Dans une ambiance des grands jours, la présidente arrive et donnera la parole aux représentants politiques qui, en retour, lui retourneront un certain nombre d’amabilités politiciennes. Ça grouille, ça râle et ça fait des grands gestes. En ajournant les débats, les députés de l’opposition (et parfois très opposés) centraliseront sur sa personne la critique de tout un système. C’est toujours comme ça, il faut une cible et elle en prendra pour son grade. Les alliances, en politique, c’est la clef du système. Photo et texte Denis Allard
Créteil, le 10 juin
Cazeneuve centralise l’attention au moment de la présentation de ce qui ressemble à sa mise en orbite politique. Le premier meeting de la Convention rassemble un panel curieux et bienveillant de jeunes actifs et de nostalgiques du PS de ces dernières années. Photographier la politique est un exercice périlleux car il est assez difficile 1) de ne pas tomber dans les pièges des communicants, 2) de ne pas s’embrouiller avec les équipes de la sécurité et surtout 3) de ne pas s’endormir derrière son appareil en proposant des images qui endormiront également le lecteur. Ici, l’environnement global est très favorable à tous points de vue. Les mouvements sont faciles et personne ne met des bâtons dans les roues des photographes. Les discours sont intéressants bien qu’un peu trop longs et la chaleur des lieux a tendance à alourdir l’ambiance. Le flash est un outil d’écriture photographique très puissant qui permet de garder éveillé tout son entourage lorsqu’il l’éclaire, mais aussi le photographe tant son utilisation est assez périlleuse techniquement. Il permet de soustraire un sujet de l’environnement qui l’entoure et de proposer un visuel très subjectif. Dans cette image, Cazeneuve démarre son meeting avec un bain de foule où se mélangent dans une joyeuse cacophonie cameramen, photographes, agents de sécurité, militants… C’est la joyeuse tradition des ouvertures de réunions politiques. Au milieu de tout ce bazar, une partie de la lumière se fraye un chemin entre différents bras /jambes /micros /et bien d’autres choses et éclaire le regard du futur candidat qui, bizarrement, regarde l’objectif. Photo et texte Denis Allard
Paris, le 11 juin
L’Internationale retentit au Père Lachaise. Dimanche, un hommage était rendu à Bernard Pignerol, décédé le 21 mai dernier, devant le mur des Fédérés. Conseiller d’État, cofondateur de SOS Racisme, au PS en 1984, conseiller aux relations internationales de Bertrand Delanoë de 2002 à 2014, Bernard Pignerol a rejoint LFI en 2016. La famille Insoumise est présente en nombre. Deux socialistes également, Laurence Rossignol et Jérôme Guedj. À l’entrée du cimetière, le cortège s’élance, Jean-Luc Mélenchon en tête. La foule entonne le Temps des Cerises… Clémence Guetté, députée du Val-de-Marne, est la première à prendre la parole, suivie de Dominique Sopo, président de SOS racisme, et Guedj. Ce dernier : «J’ai cherché qui pouvait parler de Bernard au PS, je me suis rendu compte qu’on n’était plus si nombreux. […] Il aimait tellement le PS qu’il lui a donné une dernière chance, rejoindre la Nupes.» Mélenchon sera le dernier, dans un discours plein d’émotion. Les deux hommes, qui ont longtemps été proches, étaient brouillés depuis des années. Mélenchon ne parlait plus à Guedj depuis 2008 et son départ du PS mais le contact a récemment été renoué. On oublie tout ça le temps des obsèques. Photo et texte Albert Facelly
Paris, le 17 juin
LR organisait ses états généraux au Cirque d’Hiver à Paris. L’idée ? Faire revenir les électeurs déçus de la droite. Discours du chef, sondages et tables rondes avec des Français d’horizons divers… Autour d’Éric Ciotti, toujours les mêmes têtes : Gérard Larcher, Brice Hortefeux, Rachida Dati, Xavier Bertrand, Nadine Morano, Michel Barnier, Bruno Retailleau, François-Xavier Bellamy, et même Aurélien Pradié, qui semble presque surpris de la poignée de main et du temps que lui accorde le président. Pour l’occasion, le parti s’autorise une parenthèse d’humour avec Sandrine Sarroche, chroniqueuse radio et télé, qui livre une chanson sur le couple Ciotti-Pécresse. À une question de l’humoriste – «Y a-t-il des féministes dans la salle ?» -, l’audience répond par des sifflets. De droite et féministe ? Ciotti a dû apprécier… Le 8 mars, il avait affirmé que «le féminisme est d’abord de droite», se référant au droit de vote accordé aux femmes en 1944 par le Général de Gaulle, aux lois Neuwirth sur la contraception et Veil sur le droit à l’IVG. Photo et texte Albert Facelly
Paris, le 21 juin
Passation de pouvoir entre l’ancien secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, et celle qui en reprend les rênes, Marylise Léon. La cérémonie, aux allures de meeting politique, avait lieu dans l’immense salle du Zénith de Paris. Contrairement aux réunions publiques synonymes de conventions tout en retenue et mots bien choisis, mercredi c’était l’émotion et l’amour qui se dégageaient des prises de paroles. Conjoints respectifs et enfants postés juste derrière, la CFDT avait des allures de grande famille. Lors de la prise de parole de Berger, une peluche de Tigrou – personnage de dessin animé «joyeux et bondissant» – prend sa place. Discours et vidéos remerciaient à n’en plus finir l’action et la personnalité du futur ex. Sourires, larmes et bouquets de fleurs s’échangeaient entre l’ancien et la nouvelle. On flirtait plus avec l’idylle amoureuse qu’avec le pot de départ du collègue. Rare de voir autant de bienveillance au sein d’une telle institution. La salle répondait à l’émotion par des acclamations, des rires et des applaudissements nourris. Un ancien monde quittait en toute humilité la scène, le nouveau débarquait : jeunesse et féminité, à l’instar également de la nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. L’image d’Épinal du syndicaliste moustachu à la gouaille bien pendue en prend un coup. L’ascension des femmes aux postes à responsabilités n’est plus une utopie. Photo et texte Corentin Fohlen
Marseille, le 26 juin
L’agenda est serré, les mouvements contrôlés, les déplacements autonomes non autorisés. En cette fin juin, le président Macron est en déplacement à Marseille pour récolter les lauriers de son plan «Marseille en grand». Pour l’occasion, les cités ont été nettoyées, certains habitants assignés à résidence, le Vieux-Port bouclé. Comme souvent, l’image est un enjeu de communication fort. On la veut belle, ensoleillée, avec les gamins qui rient et le Président qui leur ébouriffe les cheveux, à la cool. Et dans ce voyage bien organisé, une séquence compte : la rencontre avec des mères de famille, victimes de la drogue dans les cités. Elles ne sont pas du même quartier et l’ambiance est tendue. L’instant promet d’être lourd, pesant, morbide mais qu’importe, il faut des images : allez les photographes, soyez discrets, gentils. On arrive en groupe d’une dizaine, photographes et cameramen transpirants, après des heures d’attente au soleil. On a vingt secondes, il faut faire la photo : le Président et les mamans endeuillées réunies autour de lui dans une pièce de quelques mètres carrés. La gêne est totale, le cynisme au service de la com’. Merci, séquence suivante. Photo et texte Théo Giacometti
Marseille, le 28 juin
Cité Benza, 10e arrondissement de Marseille, mercredi en fin de matinée. Ça s’agite partout dans le quartier. Ici, d’habitude, il ne se passe pas grand-chose. Voire rien du tout. La vie tranquille et banale d’un quartier résidentiel, ni vraiment populaire, ni vraiment beau. Des immeubles, des zones commerciales, des boulangeries industrielles. Le genre d’endroit dont on ne parle pas beaucoup, et où personne ne va jamais. Mais ce mercredi matin, le président de la République lui-même est en visite à la résidence Benza, immeubles délabrés et décrépits face au Miam-Miam Kebab et au Fitness Park Saint Loup, avec son escorte d’élus locaux en écharpes pour parler logements insalubres, copropriétés, et annoncer de nouveaux outils juridiques pour lutter contre le délabrement des habitations. Évidemment, le quartier est bouclé, des barrières définissent un périmètre dans lequel les journalistes ont «le droit de parler aux habitants». Ceux-ci ne s’en privent pas, pendant le bain de foule du Président : «Ça fait des mois qu’on demande qu’on nous répare l’ascenseur. Hier, comme par miracle la société est passée faire le nécessaire et enlever les carcasses de voitures qui traînaient sur le parking. On sait bien que c’est pour la télé, mais au moins ça marche et c’est propre.» Interdiction cependant d’aller voir à côté, derrière, ailleurs que là où veut nous mettre. Il faut prendre en photo le Président, en chemise au milieu des vrais gens. Le bain de foule se poursuit, les habitants s’excitent, tous veulent raconter leurs problèmes. Ça s’éternise, un membre de la préfecture attrape sa radio devant moi : «OK, on le sort, il n’y a plus que des barbus maintenant.» On a des images, pas besoins d’attendre les problèmes. Photo et texte Théo Giacometti
Strasbourg, le 11 juillet
Devant le Parlement européen, je capture pour Libération un duel visuel : les agriculteurs, la FNSEA, Le COPA (Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne) et des élus européens en furie d’un côté, les militants verts avec Greta Thunberg de l’autre. Un dispositif policier massif encadre la scène. Puis, dans un hémicycle à peine peuplé d’un quart de sa capacité, un débat insignifiant se déroule. Ce débat prépare le terrain pour le vote crucial du lendemain sur la loi de Restauration de la nature. Quelques heures plus tard, le service photo me demande de capturer l’essence du Parlement et, si possible, d’obtenir quelques clichés de Jordan Bardella s’il est présent. Je pénètre discrètement dans l’hémicycle, bondé cette fois-ci, et mon regard se pose immédiatement sur lui. Aujourd’hui, c’est jour de scrutin sur la Directive relative aux émissions industrielles et il semble tendu, concentré sur son téléphone, tapotant frénétiquement l’écran. Ses rares regards levés sont dirigés vers d’autres élus derrière lui, partageant sa même affiliation politique. Son agitation trahit son manque de sérénité et ses regards foudroyants laissent supposer qu’il tente de convaincre d’autres élus de suivre ses consignes de vote. Les négociations semblent ardues. Photo et texte Abdesslam Mirdass
Beaucaire, le 12 juillet
Rendez-vous dans le bureau du maire RN de Beaucaire (Gard) : endroit étrange, rangé au centimètre, il y a la photo officielle de Macron pile devant la table. Julien Sanchez (le maire) dit : «Je regarde mon ennemi en face.» Peu de déco (ou des croûtes), des dossiers partout visiblement pas réglés. Derrière, il y a une pièce où il cache un lapin en cage. Je suis au courant, et demande à le voir. C’est un lapin de race, il est géant et n’a pas encore de nom. Il remplace celui d’avant, qui s’appelait Coog. Sanchez adore qu’on le montre avec. Il sort le lapin et, bien sûr, la bestiole s’échappe. S’ensuit une course-poursuite. Vous connaissez Tex Avery ? C’est pareil, avec un lapin géant sans blase et, derrière, un élu d’extrême droite qui lui court après. Photo Arnold Jerocki, texte Tristan Berteloot