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Le travail des femmes, pièce manquante de l’économie indienne – Les Échos


Au « Geetanjali », un salon de beauté huppé du sud de Delhi, une vingtaine d’hommes habillés tout de noir peignent, coiffent et coupent les cheveux d’élégantes femmes bourgeoises au chic assuré. A l’étage, des clientes affalées dans des fauteuils moelleux observent ces hommes courbés à leurs pieds. Concentrés, ils polissent les ongles, repoussent les cuticules et massent les pieds endoloris.

C’est Priya, jeune femme de 25 ans aux yeux de chat, qui veille sur cette armée de petites mains masculines. Trente personnes sont sous ses ordres. « Avant, j’avais peur du travail et j’étais effrayée à l’idée de parler aux gens, confie-t-elle. Désormais, j’ai confiance en moi. » En Inde, les profils comme Priya sont une exception. Le marché du travail indien est à l’image de l’équipe de son salon de beauté : beaucoup d’hommes, assez peu de femmes.

Crise du marché de l’emploi

Les chiffres sont éloquents. Seulement 23 % des Indiennes occupent un travail ou en cherchent un. Chez les hommes, c’est 74 %. La cinquième économie mondiale est en retard par rapport aux autres pays d’Asie. En Chine, le taux d’activité des femmes est de 61 %.

A rebours des grandes tendances mondiales, le taux d’activité des femmes indiennes, déjà très faible, n’augmente pas. Pire : il a fortement baissé ces vingt dernières années. Selon la Banque mondiale, le taux était de 30 % en 2005. En 2019, il a chuté à 21 %. Et depuis, il stagne.

« Le principal problème, c’est la crise du marché de l’emploi. L’économie indienne est incapable de créer des jobs pour les femmes dans le secteur formel et informel », avance Archana Prasad, professeure en économie du travail à l’université Jawaharlal-Nehru, à Delhi. Au Bangladesh voisin, le taux d’activité des femmes est de 38 %. Un chiffre atteint grâce à l’essor du secteur textile.

La situation est paradoxale, car l’économie indienne connaît des rythmes de croissance soutenus depuis quinze ans. Dans les autres pays asiatiques, le taux d’activité des femmes a progressé en même temps que la croissance.

« Les revenus des ménages indiens ont sensiblement augmenté sur cette période, donc beaucoup de femmes ont arrêté de travailler dans les zones rurales, car leur travail n’était plus vital », décrypte Sher Verick, expert de l’emploi dans les économies émergentes à l’Organisation internationale du travail (OIT).

« Le retrait des femmes du marché de l’emploi a été amplifié par la mécanisation des travaux agricoles, mais également par l’absence d’alternatives aux travaux dans les champs pour les femmes habitant à la campagne », ajoute le chercheur, qui pointe la nature contre-cyclique de l’emploi féminin dans le sous-continent. « Paradoxalement, le taux d’activité des femmes augmente en temps de crise. Dans un foyer, lorsque celui qui fait bouillir la marmite perd son travail, quelqu’un, bien souvent la femme, doit sortir pour chercher du travail. »

Le poids du patriarcat

Finalement, peu de choses ont changé depuis la sortie du célèbre film « La Grande Ville » en 1963. Satyajit Ray, l’un des maîtres du cinéma indien, y raconte l’histoire d’Arati, une femme au foyer de Calcutta qui décide de prendre un travail de représentante de commerce pour soulager les finances familiales. Une révolution pour Arati. Mais la jeune femme s’attire les foudres de sa belle-famille qui voit d’un très mauvais oeil son émancipation sociale et financière.

Dans toutes les couches de la société indienne, l’indépendance des femmes par le travail continue d’être mal vue. « La société indienne reste très patriarcale. On attend des femmes qu’elles restent à la maison pour s’occuper des enfants et s’acquitter des tâches ménagères », regrette Lora Prabhu, cofondatrice du Center for Equity and Inclusion (Cequin), une ONG qui lutte pour l’égalité femmes-hommes dans la région de Delhi.

« Lorsque nous sortons de chez nous, tout notre entourage nous demande pourquoi nous allons dehors. On nous dit que l’on ferait mieux de rester chez nous », peste Nazia Shamim Khan. Agée de 38 ans, cette mère de famille habite Jamia Nagar, un quartier populaire à majorité musulmane où il faut savoir jouer des coudes pour fendre la foule, et avoir des yeux derrière la tête pour esquiver les rickshaws qui surgissent de toute part en klaxonnant.

Nazia a bataillé pour gagner en indépendance, et occupe un petit job gouvernemental. Avec son foulard coloré et ses lourds bracelets en argent, elle arpente le quartier de Jamia et accompagne les femmes enceintes dans leurs parcours de soins. « Il y a cette idée qu’une femme doit rester passive et ignorante. Car si elle commence à sortir, à travailler et à gagner de l’argent, alors il sera plus difficile pour son entourage de contrôler sa vie. »

Emplois précaires

Dans cette société très patriarcale, le travail permet un certain épanouissement. Priya, la manager du salon de beauté, gagne 30.000 roupies par mois (environ 335 euros). C’est deux fois le salaire moyen féminin dans le secteur formel. Ce joli pécule lui permet d’assurer les besoins des quatre personnes dont elle doit s’occuper.

Les emplois occupés par les femmes sont plus précaires, 90 % d’entre eux relèvent de l’économie informelle. Et 57 % des femmes qui travaillent évoluent dans le secteur agricole. Des emplois là aussi instables, éprouvants et mal rémunérés.

En Inde, les femmes représentent seulement 17 % des employés de l’industrie manufacturière, qui paie mieux que les autres secteurs.Chris Stowers / Panos-rea

Ces emplois n’offrent pas de sécurité sociale ni de stabilité. Ainsi, lorsque l’économie ralentit, les femmes sont les premières à perdre leur travail. Cela a été mis en lumière pendant la crise du Covid : « 61 % des personnes ayant perdu leur emploi à cause de la pandémie étaient des femmes, explique Archana Prasad, de l’université Jawaharlal-Nehru. Plus de la moitié n’a pas repris le travail depuis. » Les femmes représentent seulement 17 % des employés de l’industrie manufacturière, qui paie mieux que les autres secteurs.

Les écarts de salaires sont également importants. Chez les salariés ruraux, les hommes gagnent 35 % de plus que les femmes. Dans les villes, c’est 21 %. Selon les statistiques officielles, les femmes qui travaillent à temps partiel gagnent 272 roupies par jour (environ 3 euros) en moyenne, contre 408 roupies pour les hommes (4,5 euros). Ces écarts de salaire rendent le travail peu attractif pour les femmes.

Des villes dangereuses

Leur taux d’activité est bien supérieur dans les campagnes, où le travail agricole reste abondant. Dans les villes, la pénurie d’emplois conduit à des taux d’activité très bas. A New Delhi, la capitale, le taux atteint péniblement les 12 %.

« Delhi est perçue comme une ville dangereuse par les femmes », ajoute Lora Prabhu, du Cequin. De fait, dans les grandes villes et à Delhi en particulier, nombre d’entre elles renoncent à des jobs par peur de se faire agresser en allant au travail.

Certaines affaires témoignent de la violence extrême dont les femmes sont victimes dans la capitale. En 2012, le meurtre de Jyoti Singh, une jeune femme de 22 ans qui avait succombé à ses blessures après un viol collectif dans un bus de Delhi, avait choqué le pays, et au-delà.

Plus de dix ans plus tard, d’autres histoires de féminicides sordides continuent de faire la une des journaux. Fin mai, un homme de 20 ans a poignardé à 34 reprises sa petite amie de 16 ans avant de frapper son corps inerte avec une dalle de béton. Le tout devant des passants qui ont assisté à la scène sans intervenir.

La police ne fait pas de patrouilles, et les cas de violence que nous portons au commissariat ne sont pas traités. Personne ne se préoccupe du sort des femmes et cela nuit à leur mobilité.

Nigar Travailleuse sociale du quartier de Jamia Nagar, à Delhi

« A Delhi, les femmes ne se sentent pas en sécurité. La nuit, les rues de certains quartiers ne sont pas éclairées, abonde Nigar, une travailleuse sociale du quartier de Jamia Nagar. La police ne fait pas de patrouilles, et les cas de violence que nous portons au commissariat ne sont pas traités. Personne ne se préoccupe du sort des femmes et cela nuit à leur mobilité. »

« A Delhi, vous pouvez commettre un crime et disparaître facilement dans la foule. Dans les villages, les gens se connaissent et font plus attention les uns aux autres, poursuit Lora Prabhu, du Cequin. Dans les bidonvilles de Delhi, certaines femmes arrêtent de travailler lorsque leurs filles sont adolescentes, parce qu’elles ont peur de les laisser seules à la maison. »

Réservoir de croissance considérable

Selon certains experts, le travail des femmes est sous-évalué par les statistiques officielles. « Celles-ci prennent mal en compte le travail à temps partiel », pointe Archana Prasad. Par ailleurs, certaines femmes disent ne pas travailler, alors qu’elles effectuent différentes tâches chez elles ou dans leur environnement proche, comme dans la ferme familiale, ce qui échappe aux statistiques. La State Bank of India estime que si les femmes étaient payées pour toutes les tâches domestiques dont elles s’acquittent, cela représenterait 7,5 % du PIB indien.

Selon McKinsey, la contribution des femmes à l’économie indienne n’est que de 18 %. L’Inde dispose ainsi d’un énorme réservoir de croissance. La Banque mondiale estime que le PIB pourrait croître de 1,5 point supplémentaire par an si 50 % des femmes étaient sur le marché du travail, ce qui amènerait le taux de croissance aux alentours de 9 %, contre 7,2 % actuellement. Un atout considérable. Mais le géant asiatique, qui compte devenir la troisième puissance économique mondiale d’ici à 2047, n’a pas encore trouvé la formule magique pour en tirer profit.



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Elodie Dumas

Bonjour, je suis Elodie Dumas, une rédactrice d'articles en ligne qui dévoile le monde à travers ses mots. Ma formation à l'École Centrale de Nantes a façonné ma plume et éveillé ma passion pour l'écriture. Je parcours la toile avec des récits internationaux, explorant la culture, la société, et le monde du crime. Passionnée de sport et de voyages, j'explore aussi les coins les plus reculés. Mon engagement envers la transparence guide chacun de mes articles, apportant une authentique lumière à chaque sujet. Rejoignez-moi dans cette aventure où les mots peignent des images vives de cultures lointaines, de mystères criminels et d'horizons lointains.

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