Suspension du traité New Start : le désarmement nucléaire peut … – Revue Défense Nationale
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Le président Vladimir Poutine a annoncé son retrait du traité Strategic Arms Reduction Talks (New Start) à l’occasion du discours sur l’état de la nation, prononcé le 21 février 2023 à Moscou. Signé à Prague le 8 avril 2010, par les présidents Barack Obama et Dmitri Medvedev, l’accord devait inaugurer une ère de confiance limitant le nombre de missiles nucléaires intercontinentaux. Plus encore, le président Poutine a ajouté que son dispositif militaire se tenait « prêt à des tests d’armes nucléaires » si les États-Unis prenaient l’initiative d’en effectuer en premier. Retour sur la portée de l’événement, alors que la guerre se poursuit en Ukraine.
Difficile d’espérer autre chose, considérant le soutien massif de Washington à Kiev en réponse à l’agression déclenchée le 24 février 2022 sur l’Ukraine. En résumé, New Start impose aux deux grandes puissances de la guerre froide un plafond à leurs forces nucléaires, soit 700 vecteurs et 1 550 ogives. Fort heureusement, ce nouveau coup porté à la diplomatie nucléaire ne change rien à la grammaire si particulière de l’atome, et la nouvelle orientation reste sans effet sur les trois autres États dotés reconnus par le traité de non-prolifération, à savoir le Royaume-Uni, la Chine et la France. Idem pour les pays nucléaires de fait, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord, et bien évidemment Israël, qui sanctuarise son étroit territoire par une stratégie d’ambiguïté qui n’invite personne à prendre le moindre risque à son endroit. Quand bien même, le processus d’Arms control se serait poursuivi dans un dialogue idéalisé entre Washington et Moscou, quand bien même la guerre en Ukraine n’aurait pas eu lieu, New Start ne concerne que les armes stratégiques, et non les armes classées comme « tactiques », selon le vocabulaire des deux capitales. Il y en a des milliers. De quoi relativiser la portée de New Start. Vladimir Poutine reste dans l’espace politique et le combat médiatique.
L’effeuillage de l’Arms control : un processus enclenché de longue date
Voici plus de deux décennies que Russes et Américains ont entrepris un travail méticuleux de sape de tous les accords d’Arms control destinés à encadrer d’abord, puis à clôturer la guerre froide, contribuant de la sorte à la dégradation continue, globale, voire structurée, de leurs relations. Si l’on regarde l’histoire de la diplomatie nucléaire, la séquence de désarmement fut particulièrement courte, puisqu’elle débute vraiment en décembre 1987 avec la signature du traité sur les Euromissiles. Il ne faut pas attendre très longtemps pour doucher les espoirs d’un monde dénucléarisé. Dès 2002, Washington annonce son retrait du traité antimissiles ABM, une demande du président George W. Bush motivée par les événements du 11 septembre 2001. Il est vrai qu’il fallait tenir compte de la menace nouvelle venue de Pyongyang. La communauté internationale prend acte également du développement d’un arsenal nucléaire en Inde et au Pakistan, deux États qui avaient refusé de rejoindre le Traité de non-prolifération. Autre victime du processus : l’abandon en août 2019 du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en Europe, traité de désarmement qui avait imposé puis conduit au démantèlement des missiles de croisière « Cruise », Pershing II et SS20 côté soviétique. Ce traité fut signé par Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan lors d’une cérémonie dont on retient l’image d’un espoir de paix pour le monde. Plus près de nous, il y eut le Royaume-Uni qui, sous l’égide de Boris Johnson – alors Premier ministre –, soutient en mars 2021 l’augmentation de 40 % de son arsenal nucléaire.
Lancement d’un missile Trident II D5 américain. La stabilité du système nucléaire internationale repose sur les capacités de riposte en second, concept qui repose pour l’essentiel sur le déploiement de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
© Photo US Navy
Vu l’ambiance glaciale, l’annonce du Président russe n’est pas une surprise : en août 2022 déjà, il avait refusé l’accès aux inspecteurs américains dans leurs installations militaires. La réserve russe envers New Start effeuille un peu plus, à la manière d’un artichaut, l’édifice de maîtrise des armements, patiemment bâti depuis les années 1970, comme marqueurs du code de la guerre froide. Une sorte de routine s’est installée. En s’appliquant aux forces nucléaires, les traités d’Arms control avaient vocation à faire vivre « la détente », sans jamais réduire les capacités de riposte de chacun. Après la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, le processus se poursuit pour signifier la sortie de guerre froide et entretenir l’espérance de dividendes de la paix. New Start venait parachever un cycle de négociations portant sur les armes nucléaires. Il s’appliquait aux missiles intercontinentaux, aux sous-marins lanceurs d’engins et aux bombardiers lourds. À ce titre, nous avons eu les accords Salt I (1972), Salt II (1979), Start (1991) et Sort (2002). L’idée était de bâtir un système stable entre les deux grandes puissances de la guerre froide, conditionné par le concept de la Destruction mutuelle assurée (MAD en anglais…). Afin d’éviter cette folie, l’autre idée, louable, était d’élaborer une vision partagée du nucléaire militaire. De fait, les arsenaux présentaient des compositions équivalentes, aucun des deux acteurs ne pouvant obtenir un avantage déterminant sur l’autre. Tout est réfléchi pour disposer d’une capacité de « frappe en second » au moyen d’un arsenal à l’abri de toute frappe préventive. Côté US, le concept reposait pour l’essentiel sur une large flotte de sous-marins lanceurs d’engins (aujourd’hui les Trident II D5). Exploitant leur avantage continental, les Soviétiques, puis les Russes, ont opté pour des missiles mobiles sur camions dispersés dans l’immensité du pays. La course aux armements est ainsi encadrée depuis les années 1960. L’Arms control cherchait aussi à installer des instruments de sécurité en vue d’éviter le déclenchement d’une guerre nucléaire accidentelle, une inspiration infinie pour le cinéma, dans le sillage de Doctor Strangelove (Docteur Folamour). La guerre nucléaire doit rester un imaginaire pour cinéastes. Le schéma de stabilité avait été voulu par Robert McNamara, secrétaire à la Défense du président Kennedy, d’où ses réserves à l’égard des défenses antimissiles, préoccupation qui a donné le traité ABM.
La question est donc de savoir si la suspension de New Start crée une situation d’instabilité stratégique. Si l’on regarde les spécificités des armes nucléaires, au sens de la pensée française, de l’amiral Raoul Castex au général Lucien Poirier, les risques sont très faibles. Clairement, l’annonce du président Poutine enfonce un coin de plus dans les relations avec Washington puisque le traité, d’une validité de dix ans, devait être révisé. Si l’on ne peut soutenir cette étrangeté de guerre en Ukraine, initiative de Moscou qui a enlevé à ce jour des centaines de milliers de vies dans une guerre classique de conquête de territoires, force est de reconnaître que la Russie n’eut pas le monopole de l’initiative en matière de course aux armements. Tant que la guerre d’Ukraine n’a pas été réglée par un traité de paix, que la confiance n’a pas été rétablie entre l’Alliance atlantique et Moscou, il n’y a aucun espoir d’une relance de l’Arms control, ou de tout processus de désarmement nucléaire comme conventionnel. Les initiatives pacifistes visant un monde sans arme nucléaire, à l’image du Traité d’interdiction des armes nucléaires (Tian), relèvent désormais d’une utopie bien lointaine. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la position de Vladimir Poutine confirme le caractère structurellement durable du nucléaire militaire dans le système international.
TNP et TICE, traités nucléaires de sécurité
Ne restent alors entre États-Unis et Russie, dans le normatif du droit international, que deux conventions multilatérales en matière nucléaire : le Traité de non-prolifération (TNP) et le Traité d’interdiction complète des essais (TICE), seuls remparts face à la « piraterie nucléaire », une formule de Thérèse Delpech. Le TNP reste la clé de voute de la sécurité nucléaire internationale, selon l’expression de Jean-Yves Le Drian, ancien ministre français de la Défense. En remisant le volet bilatéral de New Start, Vladimir Poutine vient heurter l’article 6 du Traité de non-prolifération, celui invitant les États dotés à engager un processus de désarmement. Pour le reste, le traité conserve sa pleine et totale valeur opérationnelle en matière de non-prolifération. Que va-t-il se passer maintenant dans l’armement nucléaire ?
Signés par le P5, les cinq États dotés du Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie et Chine), TNP et TICE se distinguent par leur effectivité opérationnelle : concrètement, le dispositif de surveillance du TICE pour justement vérifier le respect du TNP complétant ainsi un régime d’inspections systématiques sur site ; on ajoutera le comité Zangger en charge du contrôle des exportations de technologies sensibles. Au fond, ce qui compte, c’est le respect de l’esprit des traités. New Start en réserve, libérés de toutes contraintes bilatérales, les deux grands ne chercheront pas forcément à augmenter le format de leurs arsenaux. Le plafond de 1 550 charges est vu comme bien suffisant pour l’autodestruction garantie. En revanche, les budgets de défense pourront être orientés sur la modernisation des vecteurs. La démarche est engagée depuis plus d’une décennie et, bien évidemment, en second lieu, au profit du conventionnel, des forces de manœuvre aux systèmes centraux de défense – spatial, cyber, défenses antimissiles continentales.
Voici remisé le dernier traité Russie–États-Unis sur la limitation des désarmements
Au fond, l’Arms control, s’il a servi « les offensives de paix » de l’URSS et de sa propagande soviétique des années 1970, ne sert plus guère les intérêts de dirigeants mobilisés sur l’exercice vigoureux des rapports de force, y compris au moyen du conflit armé. François Géré, président de l’Institut français d’analyse stratégique, résume bien le climat actuel : « L’Arms control est mort avec la guerre froide. Américains et Russes reconduisent l’expression pour désigner la gestion “à la carte” de systèmes d’armes nucléaires stratégiques de plus en plus anciens. Ce régime n’impose aucune contrainte aux armes du futur, tant offensives que défensives. À la prolifération quantitative se substitue donc la prolifération qualitative. Chacun reprend sa liberté d’action en conservant toutefois d’un commun accord des précautions conjointes pour éviter les événements accidentels dangereux et les malentendus catastrophiques. Pour le reste, la réduction des vérifications intrusives rétablit un climat de défiance quant aux éventuelles tricheries de l’adversaire. »
En termes concrets, Vladimir Poutine s’épargne une cérémonie avec son homologue américain, la mise en scène que les opinions appellent de leurs vœux, tant elle a l’image une paix durable sanctifiée par une signature solennelle. Au temps de la guerre froide première édition (donc 1947-1989), un système d’évaluation avait été mis en place pour mesurer la qualité des relations Est-Ouest prenant en compte tous les domaines : relations diplomatiques, courses aux armements, échanges économiques et scientifiques, rencontres sportives, congrès, incluant même échanges culturels et intensité du tourisme, plus, forcément, la prise en considération des négociations aux traités de maîtrise des armements et le respect de leur application. En 2023, ce bilan a touché le fond.
Désarmement ou pas, les mécanismes de la dissuasion nucléaire restent pertinents et opérationnels
Quelles formes pourraient prendre les prochaines tentatives à l’encontre de l’Arms control ? On pense immédiatement à la reprise des essais nucléaires, option qui pourrait se réaliser sur un champ de tir, donc à l’encontre des principes posés par le TICE. Rappelons que les deux sites, l’américain dans le Nevada, et le russe en Nouvelle Zemble, n’ont toujours pas été démantelés. Ils pourraient reprendre du service à court préavis. L’autre geste susceptible de dégrader plus encore la relation nucléaire entre Russes et Occidentaux reviendrait à installer des armes nucléaires dans les États sous parapluie et qui en sont actuellement dépourvus. Vladimir Poutine a évoqué la Biélorussie fin mars de cette année. À proximité immédiate de la menace militaire, au titre de son appartenance à l’Otan, la Pologne avait demandé, en octobre 2022, un déploiement américain d’armes nucléaires, recevant une fin de non-recevoir. Rappelons l’accord tacite entre Russes et Américains au début des années 1990 de ne pas déployer d’armes nucléaires dans les nouveaux pays de l’Otan autrefois membres du Pacte de Varsovie, autrement dit les « pays de l’Est ». Sur le dossier, il faut rester serein. À cet égard, le communiqué plutôt rassurant du ministère des Affaires étrangères russe réaffirme sa volonté de « préserver la stabilité stratégique en matière nucléaire ». L’observation des enjeux nucléaires de la guerre en Ukraine, nous invite aussi à rejoindre l’analyse du général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale, sur la force du concept de dissuasion. Dans le quotidien La Croix, le 28 mars 2023 (1), il écrit : « La dissuasion nucléaire a permis de limiter le risque de guerre totale. À chaque fois que Moscou a agité le chiffon rouge de la bombe, il faut souligner, à l’inverse, la maîtrise des puissances dotées que sont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, ne répliquant pas aux menaces russes. »
Essais nucléaires et déploiements d’armes dans des régions qui en sont pour l’instant dépourvues, telles sont les deux démarches susceptibles de dégrader l’état d’une diplomatie nucléaire déjà très mal en point. De telles manœuvres qui n’apportent, en outre, aucun avantage opérationnel, rien en termes militaires, rien non plus à leur crédibilité, considérant les portées intercontinentales des arsenaux. Bombardiers lourds et sous-marins stratégiques démontrent que la dissuasion s’exerce depuis tout point de la Terre. On sait que la frayeur nucléaire fonctionne depuis Hiroshima et Nagasaki. Vu aussi que les deux pays ont procédé à 1 765 essais nucléaires entre 1945 et 1992. Il n’est pas nécessaire de conduire un essai nucléaire pour nous rappeler que cela fonctionne. Depuis, la modernisation des armes repose sur des programmes de simulation, comme autorisé par le TICE. Engins Trident américains, RS-28 Sarmat et Bulava russes, DF-41 chinois et M51 français ont clairement fixé les stratégies de dissuasion à l’intérieur même du schéma de stabilité défini par le scénario MAD de la destruction mutuelle assurée, qu’il y ait, ou non, ici ou là, de nouvelles catégories de munitions. Dans le scénario de l’apocalypse, c’est-à-dire la fin des civilisations et son cortège de millions de victimes, le missile balistique écrase tout. Le « day after » est un univers inconnu, un abîme vers lequel personne ne veut se risquer en premier. Tel est le paradoxe de la dissuasion.
Les arsenaux nucléaires : la recherche de percées asymétriques
Sarmat sur son véhicule de lancement. L’arsenal russe se distingue par une force terrestre mobile de missiles intercontinentaux, une formule reprise par la Chine (missiles DF-41) et l’Inde (engins Agni). (Photo : © Ministère de la défense de la Fédération de Russie)
En creux, les scénarios nucléaires s’orientent vers des opérations asymétriques. Cette option se déploie dans une course aux raffinements des vecteurs : missiles hypersoniques et manouvrants se jouant des défenses antimissiles, torpilles nucléaires, sous-marins intégrant un armement diversifié. La liste des armements s’est allongée, à l’image du missile air-sol Kinzhal russe observé sur le théâtre ukrainien dans une version conventionnelle. Ces multiples perfectionnements ne modifient en rien le caractère politique de l’arme nucléaire et le concept de non-emploi effectif. Au mieux, ces armes nouvelles vont introduire des situations de rapports de force lacunaires au sein même du dialogue nucléaire. Au titre des avantages recherchés, il s’agit par exemple de démonétiser les défenses antimissiles. Telle est la vocation, côté russe, de la torpille nucléaire Poseïdon. La belle affaire ! La dissuasion conserve ses vertus tranquillisantes dès lors que des capacités de frappe en second sont préservées. Rappelons que la crise des missiles de Cuba trouve en 1962 un dénouement négocié – et heureux – entre Kennedy et Khrouchtchev, alors même que les États-Unis disposaient de dix fois plus d’armes nucléaires que l’Union soviétique. À cette date déjà, l’US Navy pouvait déployer en mer ses tout premiers sous-marins nucléaires lanceurs d’engins Polaris. La percée technologique a un effet stratégique considérable : pouvoir mener une riposte nucléaire massive depuis l’immensité des océans. D’où l’initiative de Nikita Khrouchtchev de déployer alors à Cuba des missiles à moyenne portée pointés sur les États-Unis. Le président Kennedy avait refusé le combat nucléaire. Tout calcul portant sur les pertes est irrationnel, dès lors que le bilan humain – c’est-à-dire la destruction de grandes villes – est par essence inacceptable. Le pouvoir égalisateur de l’atome qui fonde le principe de la dissuasion s’affirme définitivement comme une leçon majeure de cet épisode. Voici mise en application la pensée stratégique française, notamment les premières réflexions sur l’atome développées par l’amiral Raoul Castex dans la Revue Défense Nationale en octobre 1945 (2).
Quelle inversion de situation depuis l’initiative Global Zero lancée il y a 15 ans ? L’opération avait même eu l’aval du président Barack Obama ! La dissuasion française, effective parce que nucléaire, dans son format, ses technologies et son concept opérationnel, voit de fait sa légitimité renforcée, quand bien même celle-ci eût été écornée, comme nous l’avions vécu sous l’ère Obama. Succombant à l’expression des rapports de force, à la prolifération et à la course aux armements, le monde a pris une voie radicalement opposée à cette espérance, un virage à 180 degrés, à fort facteur de charge ! La main sur la manette des gaz, nous avons dorénavant cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, des États nucléaires de fait et des pays sous parapluie nucléaire. Au passage, le parapluie de l’Otan s’est même étendu à la Finlande, qui a rejoint l’Alliance atlantique cette année, et couvrira d’ici peu la Suède (3). Les chiffres du Stockholm International Peace Institute (SIPRI) sont sortis et confirment la montée continue des dépenses militaires depuis 2001, atteignant 2 240 milliards de dollars en 2022, après un bond de 3,7 % sur l’année. Selon le think tank de Stockholm, les arsenaux nucléaires sont amenés à se moderniser et à croître. Il en est ainsi de la Chine, dont l’arsenal a été réévalué pour atteindre 350 charges, désormais devant la France qui compte 300 armes. Toujours selon le SIPRI, le Royaume-Uni serait passé de 180 à 225 munitions nucléaires (4).
L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et les percées technologiques nord-coréennes durant la décennie 2010 ainsi que les opérations chinoises en mer de Chine du Sud, pour le moins, ont transformé notre perception de l’environnement de sécurité. Vladimir Poutine vient d’enfoncer un clou de plus au sarcophage dans lequel repose maintenant le désarmement.
La France, une pédagogie de la dissuasion
S’il est un cas où la diplomatie française peut et doit influencer le monde, c’est bien dans la stratégie appliquée aux armes nucléaires. Son concept de suffisance appliqué à la force de dissuasion, fondement intangible de sa politique d’armement nucléaire, s’avère particulièrement pertinent. Ce n’est ni de la rhétorique, ni un élément de langage, mais une approche réaliste du fait nucléaire. Elle peut renforcer ses arguments en puisant dans la pensée stratégique française contemporaine. Saluons à ce stade le travail du capitaine de vaisseau suédois Lars Wedin (5). On lira aussi François Géré, tous deux inspirés par l’édifice intellectuel légué par le général Lucien Poirier. C’est important, car notre monde sera durablement nucléaire : ce sera l’un des effets structurants de la guerre en Ukraine sur le système international.
Pour cette fois, notre propension à donner des leçons à tout le monde sur tout sujet peut servir le bien commun de l’humanité. À nos lecteurs étrangers : dans la vision française de l’atome militaire – pour toute arme nucléaire, quelle que soit sa place dans les typologies –, est de caractère stratégique. À l’appui de ce message, son usage est cantonné à la défense exclusive des intérêts vitaux et sa mise en œuvre relève du chef de l’État. La France se présente aussi comme un modèle en prônant une notion de stricte suffisance quant aux formats des arsenaux : on ne meurt qu’une fois. En résumé, la France souhaite que l’arme nucléaire soit cantonnée aux cas extrêmes de légitime défense, en conformité avec la Charte des Nations unies et la position de la Cour internationale de justice qui fut saisie sur ce sujet. La diplomatie française a exprimé ses regrets en réponse au recul de la diplomatie nucléaire venue de Moscou. Le désarmement attendra.
Saluons nos dirigeants qui ont résisté aux pressions invitant la France à entreprendre un désarmement unilatéral. Les situations durablement dégradées à l’international justifient l’orientation fixée par les Lois de programmation militaire (LPM) prévoyant le renouvellement des composantes aériennes et maritimes de la force de frappe. La démarche imposera aussi une convergence plus affirmée entre objectifs de défense et développement de l’industrie civile, le secteur nucléaire notamment, pour l’appui apporté à toutes les composantes de la force de dissuasion. ♦
(1) Pellistrandi Jérôme, « La dissuasion nucléaire a permis de limiter le risque de guerre totale », La Croix, 28 mars 2023 (www.la-croix.com/).
(2) Castex Raoul, « Aperçus sur la bombe atomique », RDN, n° 17, octobre 1945, p. 466-473 (www.defnat.com/).
(3) « Pays invité » de l’Otan depuis le 5 juillet 2022, la candidature de Stockholm à intégrer l’Alliance atlantique subissait le veto du Recep Tayyip Erdogan, Président turc. En juillet 2023, à l’occasion du sommet de l’Otan à Vilnius, Ankara a annoncé lever son blocage à une candidature du pays scandinave. Grobe Stefan, « La Suède se rapproche de l’Otan », Euronews, 14 juillet 2023 (https://fr.euronews.com/my-europe/2023/07/14/la-suede-se-rapproche-de-lotan).
(4) Tian Nan, Da Silva Diego Lopes, Liang Xiao, Scarazzato Lorenzo, et al « Trends in World Military Expenditure, 2022 », SIPRI, 13 juin 2022 (www.sipri.org/).
(5) Wedin Lars, Marianne et Athéna. La pensée militaire française du XVIIIe siècle à nos jours, Economica, 2011, 480 pages.